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Gaultier's memorandum for the provincial booksellers, Lyon (1776)

Source: Bibliothèque nationale de France : Mss. Fr. 22073 n°144

Citation:
Gaultier's memorandum for the provincial booksellers, Lyon (1776), Primary Sources on Copyright (1450-1900), eds L. Bently & M. Kretschmer, www.copyrighthistory.org

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97 transcripted pages

Chapter 1 Page 1



MEMOIRE
A CONSULTER,

Pour les Libraires & Imprimeurs de Lyon, Rouen,
Toulouse, Marseille & Nismes,


CONCERNANT LES PRIVILEGES DE LIBRAIRIE
ET CONTINUATIONS D'ICEUX.



Chapter 1 Page 2


Les clameurs que des Libraires de Paris ne cessent de répandre aux pieds des
Tribunaux & dans les alentours de l'Administration, les préventions défavorables
qu'ils s'efforcent d'insinuer chez les Magistrats, ont enfin porté l'alarme dans la Li-
brairie des Provinces. Auroit-on formé le projet de l'anéantir ? Le commerce par lequel
nous avons servi nos Concitoyens, à l'exemple de nos Prédécesseurs, & sous la
protection du Ministere & des Loix, n'est-il qu'un brigandage téméraire dont nous
sommes tous également complices ? Dans cette odieuse supposition, le sacrifice de nos
fortunes, & l'enlèvement de nos magasins, ne pourroient assouvir les avides pré-
tentions de nos adversaires.
      Lorsque l'intérêt particulier, toujours enclin aux jouissances exclusives, imagina
l'art des Privilege, cette nouvelle espece de servitude imposée sur la Societé entiere,
n'ayant aucune existence dans le Droit Naturel, il fallut bien établir une Jurispru-
dence positive pour les concilier autant qu'il seroit possible, avec ce Droit. Quelle
fut cette Jurisprudence ? La sagesse & l'équité en furent la base & en dirigerent les
Réglements ; ils eurent pour but, nons seulement s'assurer la jouissance de ces conces-
sions à ceux qui les auroient obtenues, mais bien plus encore d'une limiter le terme
& d'en borner les effets. Le Souverain persuadé que de pareilles faveurs portoient
atteinte aux facultés générales, aux droits & aux avantages communes, borna lui-
même sa prérogative, & ne voulut pas que le Privileges fut indéterminé, ni accordé
arbitrairement & sans motifs.
      Les Privileges de Librairie, qui paroissent avoir été l'origine de ces actes de Souve-
raineté, au moins dans la forme usitée de nos jours, furent d'abord soumis à ces
sages régles. Il fut défendu à peine de nullité, d'un obtenir pour des Ouvrages anciens,
& de se faire octroyer des continuations au delà du terme fixé dans le Privilege une
fois obtenu ; en effet, le Privilege ne peut être accordé équitablement qu'à titre de
mérite réel, & il doit par conséquent en porter avec lui la récompense complette.
      Dans les temps heureux pour notre Librairie, où ces bonnes loix furent en vigueur,
un champ vaste s'ouvroit en France à l'activité & à l'industrie. Tous les ouvrages
des Anciens sans exception, & tous les écrits des Modernes, qui n'étoient pas sous la
garantie & dans le terme d'un Privilege une fois obtenu, appartenoient à la jouissance
commune, au grand avantage de la Librairie & de l'Instruction publique. En effet,
jusqu'à la funeste époque des Lettres-Patentes surprises en 1701, par les Libraires de
Paris, il suffisoit aux Libraires des Provinces, de certifier devant les Juges des lieux,
de l'échéance d'un Privilege, pour obtenir d'eux la Permission légale d'imprimer les
Livres qui en étoient l'objet, & on peut voir par le nombre considérable d'Imprimeries
qui existoient alors, soit dans les Provinces, soit à Paris, combien la Librairie du
Royaume fut alors florissante.
      Dans les Lettres-Patentes de 1701, rien ne fut changé aux Lois bienfaisantes
qui mettoient des bornes à la cupidité exclusive ; mais par l'artifice de nos ennemis, il y fut
défendu aux Juges Royayx d'accorder à l'avenir des permissions d'imprimer aucun
ouvrage excédant deux feuilles ; ensorte que les Permissions du Sceau durent être
substituées aux Permissions de ces Juges.
      Dès-lors les Libraires de Paris devenus maîtres du terrain ne garderent plus aucune
mesure envers les provinces ; ils investirent les Magistrats de la Librairie & leurs



Chapter 1 Page 3



(ij)

Bureaux: au mépris des Réglements, ils se firent accorder avec profusion, des Privileges
& des continuations pour tous les Livres anciens ou modernes. Ils firent refuser en même
temps aux Libraires de Provinces, les Permissions du Sceau qui à l'égard des Livres
dont l'unique Privilege légal étoit échu, devoient remplacer les Permissions des Juges:
il ne resta donc plus aucun aliment à la Librairie de Provicne ; privée de toues les
moyens de spéculation & de commerce, elle tomba rapidement en ruine, & auroit
été tout-à-fait anéantie, si une Administration éclairée ne fut venue à son secours.
      Les Sages Loix qui avoient mis un frein aux prétentions exclusives, étoient pour
ainsi dire annihilées par la multitude & la hardiesse des infractions ; les titres illé-
gaux multipliés à l'excès, étoient hardiment representés comme des propriétés réelles
et Sacrées; ces abus étoient grands, protégés par l'intérêt particulier, très-difficile à
détruire ; le Ministere ne tenta point de les déraciner ; il crut qu'il suffiroit de rendre
en quelque sorte à la Librairie des Provicnes, par la tolérance, une liberté & une
activité qu'elle ne devoit trouver que dans les bonnes Loix mises en vigueur. On
continua donc d'accorder des Privileges à tous requerants, sans examen, sans motifs,
sans fondement ; mais dans le fait, ces Privileges vains furent regardés comme des
simples Permissions non exclusives, & on toléra les éditions des Provinces, parce qu'il
ne pouvoit y avoir de contraventions à des titres sans valeur, & contraires à la Loi.
      En sorte que la tolérance dont nous parlons, ne portoit point atteinte à des droits
réels & justement acquis ; une pareille condescendance ne se suppose dans aucune
Administration. Cette tolérance consistoit uniquement à souffrir que le Commerce des
Province conservâts l'activité dont il avoit joui sous la Loi, sans s'astreindre aux
formalités prescrites par cette Loi. Ce remede étoit nécessaire, car d'un côté par les Lettres-
Patentes de 1701, on avoit privé la Librairie de Province, des Permissions particu-
lieres de ses Juges, & de l'autre, il ne lui étoit pas possible d'en obtenir en Chancellerie
sans arracher les Obstacles élevés par les Libraires de Paris, & sans faire anéantir en même
temps les Privileges innombrables qu'ils avoient illégalement obtenus sur tous les Livres.
      Il fallut donc pour les impression de Provinces, fermer les yeux sur le défaut de forme
& de titres, comme on les avoit fermés pour la Capitale, sur les Privileges abusifs ; &
pour conserver les tristes restes de notre Librairie, on prit le parti de la laisser s'exercer
comme auparavant, mais sans autorisation particuliere, sur tous les Livres une fois
approuvés, qui n'étoient pas garantis par un Privileges légitime & conforme aux Loix.
      Telle a été en France, l'Administration de la Librairie dans sa seconde époque, c'est-
à-dire, depuis les Lettres-Patentes de 1701, jusqu'à nos jours. A l'abri de cette
tolérance, le Commerce des Provinces reprit quelqu'activité ; mais jamais il ne s'éleva
au point dont on l'avoit fait décheoir. Que peut une tolérance incertaine & variable,
qui tantôt ferme les yeux, & tantôt les ouvre pour lancer les prohibitions; qui encourage
tacitement et ménace tout haut; qui change nécessairement de règle entre les mains de
chaque Administrateur : sous laquelle l'homme hardi & entreprenant envahit tout,
tandis que le Négociant industrieux, éclairé & honnête, craint de se compromettre,
enchaîne son activité & gémit dans l'oppression ; où le Citoyen peu instruit, ne sait
s'il est innocent ou coupable, & reste indécis sur la justice ou l'injustice de tout ce
qu'il peut entreprendre ? il est donc bien vrai que la tolérance de quelqu'étendue qu'elle
puisse être, ne procure jamais au Citoyen, la sécurité, la liberté & les avantages dont
il jouit sous la protection des lois justes et précises ; Eh ! qu'il auroit été à desirer
pour la Librairie nationale, qu'on eût laissé agir celles que la justice & une longue
expérience avoient dictées.



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(iij)

      Malgré les intentions favorables des Magistrats éclairés qui ont été successivement
chargés de l'administration de la Librairie, ces moyens de tolérance qu'ils ont accordés
aux Provinces pour remplacer des justes droits, n'ont pu y rétablir qu'imparfaitement
ce Commerce, sur-tout dans sa correspondance avec l'Etranger ; cependant, l'accroissement
des Etudes, la multiplication des Savants & des Gens de Lettres, ont procuré dans
ces derniers temps, quelques succès aux Libraires des provinces : mais aussi-tôt, la
jalouse envie des principaux Libraires de la Capitale s'est réveillée. Non contents
d'avoir autrefois anéanti notre Commerce & notre Industrie, en rendant les Loix inutiles
par les infractions mêmes, ils veulent encore aujourd'hui nous ravir les fruits pour ainsi
dire avortés, d'une tolérance vague & chancelante ; mille voix intéressées ou séduites se
font entendre pour eux autour du Magistrat, & sollicitent contre nous : on lui voile
avec soin le passé, on lui cache nos anciens succès qui ont célébré la Librarie
Françoise dans toute l'Europe ; on se tait sur notre décadence, sur notre ruine,
enfin sur les cause malignement combinées qui les nécessitèrent.
      On lui représente comme des tentatives nouvelles, criminelles & injustes, un Com-
merce autorisé par la Loi, & qui n'est condamné que par les Infracteurs de cette Loi ;
Commerce qui jamais n'a cessé d'exister en France, à proportion que les Administrateurs
de la Librairie, ont plus ou moins connu ou suivi les vrais principes.
      Si des préventions injustes, nées de la calomnie, sont répandues dans la Capitale
& parmi les Gens de Lettres ; si nos adversaires ne cessent de nous appliquer & à notre
commerce, les épithetes les plus indécentes & les plus injurieuses ; si jaloux de nos
moindres succès, ils tâchent d'inspirer leur animosité aux Agents du Pouvoir, le Magistrat
qui entre dans la carriere de la Librairie, tout entouré de nos ennemis naturels,
pourra-t-il se défendre d'un peu d'animadversion contre des Citoyens actifs & industrieux
qu'on veut absolument enchaîner.
      A la distance où nous sommes du Ministres qui doit décider de notre sort, comment
parviendrons-nous à balances les efforts opiniâtres de nos adversaires ? Cependant notre
état civil, la fortune & l'honneur de nos Familles dépendent de sa décision ; ces intérêts
sont pressants, il nous importe de l'éclairer : mais pour le faire avec la décence qui
convient à ses qualités éminentes, nous avons dû nous assurer auparavant de la justice
de notre cause : c'est pourquoi nous avons rédigé sur cette matiere, un Tableau fidele des
faits & des principes avoués par les Loix & par la saine Politique : nous l'avons soumis
aux regards éclairées des plus Savants Jurisconsultes ; un seul a signé , mais tous ont
applaudi à nos moyens, tous nous ont encouragé à faire parvenir nos réclamations aux
piefs de l'illustre Chef de la Magistrature, dont les lumieres & l'équité attirent la
confiance & l'amour de tous les bons Citoyens.
      Dans ce Mémoire fait avec une précipitation nécessitée par le danger qui nous ménace,
nous avons démontré que le Droit exclusif de fabriquer & vendre un Ouvrage quelconque,
est contraire au Droit Commun ; qu'il n'est à aucun titre fondé sur le Droit Naturel, &
qu'il dépend uniquement de la volonté du Souverain.
      Nous avons prouvé que par les Loix faites en France sur ce sujet, tous les Privileges
obtenus sans cause légitime, sont déclarés nuls, comme surpris à l'autorité, qu'un Privi-
lege une fois échu n'est pas susceptible de prorogation, continuation ou renouvellement,
à moins qu'il n'ait été fait à l'Ouvrage qui en est l'objet, la quantité d'augmentations
prescrites par ces Loix, & que dans le cas ù pareilles continuations auroient été obte-
nues, elles sont déclarées nulles : qu'ainsi tous les Ouvrages qui ne sont point sous la
garantie d'un Privilege conforme à ces regles, sont libre & appartiennent en effet à



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(iv)

l'industrie générale, à condition par celui qui en veut jouir, de prendre une
Permission du Gouvernement non exclusive, & qui laisse à tous autres la faculté d'en
obtenir de pareilles en concurrence pour les mêmes Ouvrages.
      Nous avons ensuite posé les vrais principes sur la Propriété Littéraire, & nous avons
prouvé qu'elle ne peut être attaquées par ces Loix sages & bienfaisantes ; nous avons
montré par des faits constans & par l'Histoire de la Librairie Nationale, que dans les
temps où ces Loix furent en vigeur, le Commerce de nos Livres chez l'Etranger, fut porté
à un si haut point qu'il surpassa de beaucoup le mérité réel & relatif de ces Livres &
de notre Littérature Françoise, à cette Epoque.
      Nous avons démontré qu'au moment où les Libraires de Paris parvinrent à faire illu-
sion, au point que les Infractions des Loix furent protégées contre les Loix mêmes, ce
Commerce éprouva une destruction si rapide que malgré le progrès des Etudes & des Sciences,
il fallut par des Arrêts multipliés, supprimer successivement la moitié des Imprimeries
du Royaume, tandis que par un contraste singulier & frappant, il s'élevoit par-tout,
chez l'Etranger & sur nos frontieres, des établissemens Typographiques uniquement
destinés à l'impression & au commerce de nos Livres François.
      Nous avons enfin prouvé qu'il n'y a qu'un seul moyen de rendre à la Librairie
Nationale sa supériorité naturelle, c'est de remettre en vigueur les justes Loix, d'anéantir
& de prohiber les titres exclusifs obtenus contre le vœu de ces Loix, de restituer à l'indus-
trie générale & à la liberté des spéculations, la Bibliographie & la Littérature entiere.
Alors le Libraire instruit, choisira d'un coup d'œil dans cette immensité de volumes,
ceux qu'il doit multiplier & répandre : alors les Privileges seront respectés ;
l'aiguillon de l'industrie & même l'indigence ne serviront plus de prétextes aux contre-
factions : & on pourra livrer à la sévérité des Regles ceux qui par une injuste usur-
pation tenteroient de rendre nulles, les faveur légitimement obtenues du Prince.
      Si au contraire l'Administration adoptoit un instant les principes étroits & destruc-
teurs des Libraires de la Capitale ; si on enlevoit aux Libraires des Provinces, la faculté
d'imprimer les Ouvrages anciens, & les Livres qui ont joui du terme d'un
Privilege légitime, que resteroit-il à leur industrie ? Tous les Auteurs, comme on le
sait, se livrent aux Libraires de paris & n'ont que cette voie pour faire connoître leurs
Ouvrages. Il faudroit donc alors supprimer les Imprimeries des Provinces, sacrifier la
Librairie Nationale à quelques particuliers de la Capitale, renoncer au commerce avec
l'Etranger, voir les Imprimeries Françoises fourmiller chez nos Voisins & fournir
toute l'Europe, des Ouvrages même écrits en notre Langue ; il faudroit renoncer aux
progrès de l'Instruction publique dans l'intérieur du Royaume, & molester tous les Citoyens
des Provinces par la cherté des Livres & la difficulté de ses les procurer. Tels sont les
maux irréparables qui naissent évidemment du systèmes que les Libraires de Paris s'effor-
cent de faire adopter sous le prétexte des faux droits qu'ils ont extorqués : l'Histoire
des derniers temps de la Librairie n'a que trop démontré ces funestes effets.
      NOUS SUPPLIONS l'illustre Chef de la Magistrature, aux pieds duquel nous venons
apporter nos réflexions, de rendre la vigueur aux véritables Loix de la Librairie, & de
considérer qu'une sage Politique multiplia toujours les points de distribution des denrées
de premiere nécessité, bien loin d'en faire dériver la circulation d'un seul centre & d'un
petit nombre d'Agents ; bientôt il s'applaudira d'avoir rendu la vie au Commerce de la
Librairie, Commerce si important à la Nation & si digne de ses soins.


                                                                                          MEMOIRE


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MEMOIRE
A CONSULTER,


Pour les Libraires & Imprimeurs de Lyon, Rouen,
Toulouse, Marseille & Nismes.

      Sur la question de savoir s'ils sont dans le cas d'intervenir
dans les contestations actuellement pendantes devant M. le
Commissaire député du Conseil pour le fait de la Librairie,
entre quelques Libraires de Lyon, la dame Veuve Desaint
et le sieur Cellot, Libraires à Paris:

CONCERNANT LES PRIVILEGES ET CONTINUATIONS D'ICEUX.

      NOTA. Le Conseil duquel on présente ce Mémoire, est prié de faire
attention que l'objet qu'on y traite est de la plus grande importance: l'intérêt
politique de l'Etat et l'intérêt particulier de la Librairie, qu'on prend la li-
berté d'y discuter, exigent qu'on ne se fasse aucune illusion sur cette matiere.
On espere dès lors que le Jurisconsulte qui verra cette discussion, voudra bien
naturellement y ajouter y ajouter sa façon de penser.


      Il existe depuis le milieu du siecle passé une contestation très-im-
portante entre les Libraires des Provinces & ceux de la Capitale,
où l'on voit avec surprise les premiers réclamant sans cesse l'exécu-
tion des Loix & des Réglemens de la Librairie, & les seconds
employant les moyens les plus odieux & l'Autorité même, pour
couvrir des usurpations faire au mépris de ces Loix.
      Cette contestation est digne de la plus grande considération. La
Librairie a toujours attiré l'attention du Gouvernement, soit comme
objet de politique, soit comme base d'un commerce considérable.
La nature de ses productions & des ses consommations intéresse


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(2)

les Citoyens en général, mais principalement les Gens de Lettres ;
ce commerce étant le véhicule qui répand & multiplie leurs pro-
ductions, l'agent qui transmet à la Postérité leur nom & leur gloire
& la voie qui leur rapporte le prix dû à leurs travaux.
      Les actes violents & réitérés, exercés par les Libarires de Paris,
contre les Libraires des Provinces, sont une suite de cette con-
testation fatale. Elle intéresse trop notre existence civile & même la
cause publique, pour que nous puissions éviter d'en faire un Précis
sommaire & historique. Nous le diviserons sous cinq propositions.
      Nous prouverons Iment que les Loix de tout temps un usage
pour la Librairie, ont toujours prohibé les continuations de Pri-
vileges & les Privileges abusifs ; que les réclamations des Librai-
res de Province à cet égard, ne sont point des prétentions nou-
velles, ainsi qu'on s'est efforce de le faire croire ; que la Loi a tou-
jours été conforme à leurs demandes, & qu'ils n'ont cessé de pro-
tester contre les surprises & les usurpations des Libraires de la
Capitale.
      IIment Quelle est la véritable propriété littéraire, & jusqu'à
quel point elle peut exister sur les productions du Génie ; que
l'extension que les Libraires de Paris voudroient lui donner,
est une prétention injuste, chimérique & insoutenable ; & que les
Privileges de Librairie sont entierement conformes aux autres
Privileges de commerce.
      IIIment Que la limitation des Privileges & la liberté du Com-
merce sont avantageuses aux Gens de Lettres.
      IVment Que les Privileges abusifs & leurs prorogations sont
contraires au bien public ; qu'ils ont ruiné la Librairie des Pro-
vince, & diminué celle de la Capitale.
      Vment Après avoir détaillé l'état actuel de la Librairie à Paris
& dans les Provinces, nous démontrerons que l'anéantissement
des continuations de Privileges, conformément aux Loix,
& la juste liberté de ce commerce, sont les seuls moyens d'y
ramener l'ordre & la prospérité.
      Ces principes établis, il nous sera facile de dévoiler l'injustice
des plaintes que les Libraires de Paris affectent de repandre con-
tre les Libraires de Province, & de mettre en évidence combien
les vexations odieuses qu'ils exercent si fréquemment contr'eux,
méritent l'animadversion des Tribunaux.


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(3)

I. PROPOSITION.

Les Loix & la Jurisprudence de tout temps en usage pour la
Librairie, prohibent les continuations de Privilege.

      Dans les premiers temps de l'établissement de l'Imprimerie,
les Lettres de Chancellerie n'y furent point en usage. Chaque
Imprimeur mettoit librrement au jour les Livres qu'il trouvoit
convenables. Cette liberté ayant occasionné quelques abus, le
Gouvernement jugea nécessaire dans la suite de soumettre cette
partie à son administration particuliere, en défendant d'impri-
mer aucun Ouvrage, sans avoir obtenu auparavant des Lettres
du grand Sceau. La premiere Loi que nous ayons trouvée sur
cet objet, est l'Ordonnance de Moulins de 1566.
      Le motif de cette défense étoit d'empêcher le cours des Li-
vres contre les mœurs, la Religion ou l'Etat. Les Ouvrages
qui avoient une fois subi cette formalité, étant suffisam-
ment examinés, l'on donne pouvoir aux Magistrats des diffé-
rentes Villes du Royaume, d'accordes des Permissions de réim-
primer ceux qui auroient été, dans leur principe, revêtus des
Lettres de Chancellerie.
      Dans un temps où la barbarie & l'ignorance régnoient encore;
où non-seulement il y avoit peu de gens de Lettres, mais même
peu de gens qui sussent lire, la Librairie avec besoin d'encou-
ragement. Pour exciter l'émulation, & procurer de nouvelles
productions en ce genre, l'on favorisa ceux qui mettoient au
jour des Ouvrages d'une certaine conséquence, de la faculté
exclusive de les imprimer & débiter pendant un temps limité.(2)
_________________________________________________

      (2) Il y a par conséquent deux sortes de Lettres de Chancellerie
en usage pour la Librairie. Les premières sont les Permissions simples,
qui s'accordent indistinctement à tous Libraires du Royaume qui les
requierent. Les secondes sont les Privileges généraux, qui sont exclusifs,
qui ne s'accordent qu'à un seul Libraire et qui portent défenses de
contrefaire. Il y a eu pendant un temps une troisième espece de Lettres
qu'on nommoit Privileges locaux, qui ne s'accordoient dans une Ville
qu'à un seul Libraire. On a supprimé l'usage de ces derniers, qui
entraînoit des abus , & occasonnoit des débats. Pour favoriser le commerce, le


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(4)

      Mais persuadé que tout privilege exclusif est contraire au
droit commun, le Gouvernement eut soin non-seulement d'en
borner le terme, mais encore de fixer ensuite l'espece de Livres
qui pourroient en être revêtus.
      Ces premiers Privileges furent demandés & octroyés comme
une faveur. L'on imaginoit pas alors que l'Auteur ou l'Edi-
teur d'un Livre pût trouver mauvais qu'on imitât une produc-
tion qu'il avoit rendue publique. La cupidité n'avoit pas encore
enfanté une idée aussi singuliere.
      Le succès de certains Ouvrages, & l'avantage considérable
que les Privileges procurerent à ceux qui les avoient obtenus,
excite leur avidité. Ils chercherent à en étendre la durée, en
sollicitant des prolongations sous divers prétextes, & quelque-
fois par les moyens les plus équivoques.
      D'abord ces atteintes particulieres au droit commun furent
sévérement réprimées par nombres d'Arrêts (3) ; mais les pré-
varications devenant plus fréquentes, les Lettres Patentes du
premier Juin 1618, contenant Règlement pour les Libraires,
______________________________________________

Gouvernement a jugé que certains Ouvrages qui ne méritoient pas
des Lettres de Chancellerie, pourroient s'imprimer sous tolérance,
ou Permission tacite. Toutes ces différentes especes de Permissions ne
s'accordent qu'après l'examen du Livre par un censeur, sur
l'approbation qu'il en a donnée.
(3) L'on pourroit rapporter sur cette matiere un nombre considérable
d'Arrêts. L'on se contentera de citer ici ceux rapportés par Bouchel
dans sa Conférence des Statuts de 1620.
      Arrêt de la Cour de Parlement, du 28 avril 1578.
      Autre du 3 aoùut 1579, contre Philippe Thinghi, pour la Somme
de S. Thomas.
      Autre du Conseil du 14 Mars 1583, pour le Cours du Droit Canon.
      Autre du 15 Mars 1586, pour les Œuvres de Seneque.
      Autre du 2 juin 1603, pour les nouveaux Messels, Breviaires &
Diurnaux.
      Autre du 23 Décembre 1611, contre Pierre Mettayer & Clovis Eve.
      Autre des Requêtes de l'Hôtel, du 5 Mai 1617, contre de Varennes
& de Bray, concernant l'Astrée de d'Urfé.
      Autre de la Cour, du 19 août 1617, contre la veuve Langelier,
concernant le Seneque.
      Tous ces différents Arrêts révoquent, soit des continuations de
Privileges, soit des Privileges obtenus pour des Livres déjà publiés ; &
défendent positivement d'en demander, ni obtenir de tels.


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(5)

Imprimeurs & Relieurs de Paris, les proscrivirent impérati-
vement. Elles portent, art. 33 : Qu'il sera défendu à tous
Libraires, Imprimeurs & Relieurs de la Ville de Paris, d'ob-
tenir aucune prolongation de Privilege pour l'impression des Li-
vres, s'il n'y a augmentation aux Livres desquels les Privileges
seront expirés
.
      La maniere dont de Règlement fut rédigé mérite d'être rap-
portée. Si la Communauté des Libraires des Paris eût toujours
agi dans la suite avec autant d'équité, & d'amour pour l'ordre,
que dans cette occasion, l'on n'auroit jamais vu cette multitude
de procès, de vexations & de désordre, que des droits injus-
tement acquis produisirent dans la suite ; la Librairie Françoise
ne seroit pas aujourd'hui ruinée & avilie dans les Provinces,
foible & chancelante chez la plupart des Libraire de la Ca-
pitale.
      Les Syndic & Adjionts d'alors présenterent Requête à la
Prévôté de l'Hôtel, afin qu'il leur fût octroyé d'appeler dix-
huit de leur Confreres pour leur aider à rédiger un nouveau
Règlement , ce qui leur ayant été accordé, ils assemblerent la
Communauté qui nomma à cet effet six Libraires jurés, six
non jurés, & six Imprimeurs ; ils allerent tous prêter serment
entre les mains du Lieutenant de la Prévôté, de fidèlement &
en leur conscience donner avis audit Syndic pour le fait dudit
Règlement
.
      Ce règlement n'ayant pas prévu tous les inconvé-
nients, l'on dressa en 1620 de nouveaux Status pour ladite
Communauté. Ils sont conformes en tout au Réglement de
1618, mais beaucoup plus étendus ; Bouchel, Avocat au
Parlement, y ajouta une Conférence des Arrêts, Jugemens &
Ordonnances qui avoient été rendus sur cette matiere.
      L'art. 77. desdits Statuts porte : Est pareillement défendu à
tous Libraires, Imprimeurs & Relieurs, d'obtenir aucune pro-
longation de Privilege pour l'impression des Livres, s'il n'y a
augmentation aux Livres desquels les Privileges seront expirés.

      L'art. 78 dit : Depuis qu'un Livre a une fois été fait pu-
blic, ou imprimé hors le Royaume, aucun ne peut obtenir un
Privilege particulier pour l'imprimer en ce Royaume.

      Ces dispositions mirent pendant quelque temps un frein aux


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(6)

prévarications. Mais l'avidité fertile en expédiens reparut bientôt.
Elle s'étaya des termes mêmes des Régemens, & sous le pré-
texte de quelques frivoles augmentations, on continua de sur-
prendre des Prorogations de Privilege.
      De nouvelles plaintes à ce sujet, donnerent lieu à l'Arrêt de
Règlement du Parlement de Paris du 7 septembre 1657, qui
fit défenses à tous Imprimeurs & Libraires du Royaume d'ob-
tenir à l'avenir aucune continuation de Privilege de réimpri-
mer, s'il n'y avoit augmentation du quart aux Livres
.
      Ce Règlement auroit pu arrêter la cupidité, si elle ne se fût
pas emparée de tous les esprits. Avant cette époque, l'on n'avoit
gueres vu que des prévarications particulieres, réprimées d'au-
tant plus aisément, que la Communauté s'étoit portée elle-
même à maintenir l'ordre. Mais ce mal dit de tels progrès,
que tous les membres du Corps en furent bientôt infectés.
Dès-lors l'on vit naître ces projets d'envahissement & de des-
truction, pour lesquels on a employé jusqu'à présent tant de
moyens illicites, & qui ont fait commettre tant d'injustices &
de vexations.
      La multiplication des Livres & des Privileges augmenta le
nombre des ennemis de la Loi ; la plupart des Libraires de
Paris, ayant chacun en particulier les mêmes intérêts, eurent
aussi les mêmes vues, & tendirent au même but ; il leur fut
aisé de tromper & de surprendre la religion des Magistrats, de
gagner les alentours de la justice, & de faire illusion. Les Li-
braires des Provinces, trop éloignés pour s'opposer à ces ten-
tatives continuelles, & pour découvrir les trames secrettes qu'on
ourdissoit sans cesse contre eux, furent presque toujours impi-
toyablement sacrifiés. Ils n'apperçurent les orages qu'on exci-
oit, que lorsque la foudre étoit sur leur tête.
      Aux motifs qui enflammoient l'ambition des Libraires de
Paris, se joignoit encore la dévorante jalousie de voir au plus
haut point de prospérité la Libraire des Province, & sur-tout
celle de Lyon, (4) qui étoit alors bien plus considérables que
_________________________________________________
      (4) La situation favorable de cette ville y avoit attiré une foule
de Négocians de toutes les Places commerçantes de l'Italie, qui
fuyoient leurs Patrie exposée depuis long-temps aux horreurs
d'une guerre cruelle. Ils y


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(7)

celle de la Capitale. Cet avantage lui devint funeste. Perpé-
tuellement exposée aux violences de ses Adversaires, elle en
fut constamment opprimée.
________________________________________________
fonderent ce commerce florissant qui existe encore. L'esprit
du négoce qui dominoit à Lyon, influa sur la Librairie &
Imprimerie, qui avoient en outre l'avantage d'y avoir été
exercées dès leur commencement, par les plus célebres
Imprimeurs.
      L'Art de l'Imprimerie, établi à Lyon presque dans le
même temps qu'il parvient à rome, à Venise & à Paris, y
fut apporté par Jean Treschel, Allemand. Le savant Josse
Bade, son associé & son gendre, & qui devint ensuite le
beau-pere d'Henri Etienne & de Vascosan, lui succéda.
      Robert Gaguin, Général des Mathurins, ayant fait
imprimer à Paris son Histoire de France, fut si mécontent
de l'édition, qu'il pria Bade de lui en faire une plus
exacte & plus correcte. Celui-ci l'ayant satisfait au-delà
de ses espérances, Gaguin employa tout son crédit pour
attirer Bade à Paris, qui alla y établir l'Imprimerie connue
sous le nom de Praelum Ascensianum.
      Parmi les Imprimeurs qui succéderent à Treschel
& à Bade, parurent Sebastien Gryphius & son fils
Antoine. Sebastien Gryphius porta son Art au plus haut
degré par la correction & la beauté des caracteres. Depuis
l'an 1528 jusqu'en 1547, il mit sous presse plus de
trois cents Ouvrages différents, parmi lesquel il y a
avoit qui contenoient plusieurs volumes in folio, tel
que les Ouvrages de S. Jérome, de Cicéron, de Dolet, &c.
qu'il accompagna la plupart de Commentaires & de
Notes. On en trouve la liste dans les Annales de M.
Mettaire. L'errata du premier volume des Commentaires
de Dolet sur la Langue Latine in-folio de 1707 colonnes,
ne contient que huit fautes.
      Dolet, Correcteur de Gryphius, devint ensuite
Imprimeur lui-même à Lyon. Henri Etienne, après
son retour de Geneve, vint s'y établir & y mourut.
Guillaume Roville, les Detournes, les Frellons, les
Juntes, Horace Cardon, les Anissons, & plusieurs
autres, y acquirent la plus grande réputation. Les
deux Frellons y donnerent nombre d'édition des
SS. Peres.
      Horace Cardon, gentilhomme Lucquois, y
soutint l'honneur de l'Imprimerie par une quantité
prodigieuse de grandes éditions. Les relations que
sa famille lui procura en Espagne & en Italie, pour
son commerce, lui acquirent une fortune supérieure
à celle qu'aucun Libraire ait jamais possédée. Il en
fit l'emploi le plus noble, en décorant la Patrie
qu'il s'étoit choisie, de nombre d'édifices publics.
Ses talens le firent employer par Henri IV dans
plusieurs négociations en Espagne & en Italie. Il
contribua par ses soins à faire rentrer ses
concitoyens sous l'obéissance de ce Prince; & il
donna des preuves de son courage en repoussant
à la tête de cent hommes d'armes, un parti de la
Ligue qui vouloit s'emparer de la Ville.
      Les Anissons se distinguerent aussi


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(8)

      Dès lors on verra presque toujours la Chambre Syndi-
cale de Paris soutenir la violation des Réglements, devenir
le mobile des usurpations, & être l'ame des persécutions les
plus violentes. Les procès particuliers ne seront plus que des
discussions générales, où les corps entiers interviendront.
      En 1664, Josse, Libraire de paris, en vertu d'une continua-
tion de Privilege, fait une saisie sur Malassis, Libraire de
Rouen, & le poursuit au Conseil pour condamnation en l'a-
mende de six mille livres portées par les Lettres. La Commu-
nauté de Paris intervient dans la cause de Josse, & demande
que les continuations de Privileges soient maintenues, & qu'il
soit permis d'en obtenir, nonobstant tous Statuts, Réglemens
& Arrêts à ce contraire. Et il faut observer que ces Statuts &
Réglemens qu'il rejettoient alors, sont les mêmes qu'ils avoient
dressés, rédigés avec tant de sagesse & de précautions en
1618 & 1620.
________________________________________________
par un grand nombre d'éditions considérables. Ils mirent au
jour dans l'année 1677 la Bibliotheque des Peres, en 27
volumes in-folio, ouvrage qui suffiroit seul pour illustrer le
nom de ceux qui eurent le courage de l'entreprendre, & le
bonheur de l'exécuter.
      M. Du Cange se plaignant dans la Préface de son
Glossaire Grex, de ce que les Libraires de Paris avoient
refusé d'entreprendre l'impression de son Ouvrage, dit
qu'il avoit trouvé heureusement dans M. Jean Anisson, un
Lyonnois rempli de zele pour le progrès des sciences;
qui marchant sur les traces de son Pere, & touché par le
desir de faire revivre dans Lyon, les Gryphius, les
Detournes, les Rovilles, & les autres celebres
Imprimeurs de cette Ville, s'est chargé de joindre aux
belles éditions qu'il a déjà donné, celle de son Glossaire
Grec
.
      Les Rigauds, les Huguetans, les Arnauds, les
Posuels, les Jullierons, les Briassons, &c. soutinrent
l'éclat que leur précédesseurs avoient répandu sur la
Librairie de Lyon. Guichard Jullieron ne se distingua
pas moins pas son zele patriotique que par ses talens.
Henri IV avoit appelé les Suisses à Lyon; ces troupes,
faute de paye, alloient se retirer. Guichard Jullieron,
plein de zele pour son souverain, attendri sur le sort
de sa Patrie, vendit deux maisons, & de 60000 livres
qu'il en retira, satisfit les Suisses. Non content de cet
acte de générosité, il s'obligea encore par un Traité,
de les soudoyer pendant tout le temps qu'ils en
demeuroient à Lyon. En recompense de ce service,
le Roi lui donna des Lettre de Noblesse à lui & à sa
famille en 1622.


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(9)

      Les Communautés de Rouen & de Lyon interviennent de
leur côté pour Malassis, & demandent que les continuations
de Privileges soient toujours, comme par le passé, supprimées
& comme non avenues.
      Le 27 Février 1665, intervint Arrêt, qui, à l'égard de
Josse & Malassis, maintint le premier dans la jouissance de son
Privilege, & déchargea l'autre de l'amende.
      Quant aux demandes respectives des Communautés, le même
Arrêt donna un Règlement général pour toute la Librairie du
Royaume, concernant les Privileges é les continuations, dont
voici les principaux objets.
      1°. Il défend d'imprimer aucun Livre nouveau, sans Lettres
du grand sceau, & aucun Livres ancien, sans la permission du
Juge Royal du ressort.
      2°. Il ordonne de se pourvoir pour obtenir des continua-
tions, un an avant l'expiration du Privilege, avec défenses d'en
demander ni obtenir après ledit temps passé.
      3°. Il défend de demander aucunes Lettres de Privilege ou
continuation pour les Livres anciens, à moins qu'il n'y ait aug-
mentation ou correction considérable ; sans que pour ce il soit
défendu aux autres de réimprimer les éditions non augmentées;
& en cas qu'elles soient obtenues, demeureront nulles (Voyez
Pieces justificatives
, N°.11.).
      Les dispositions de ce Règlement sembloient devoir rétablir
fermement l'ordre dans cette partie. Les Libraires de Provin-
ce avoient lieu de l'espérer. Cependant il n'eut pas plus de
succès que celui de 1657. La condescendance du Conseil en
fut peut-être la cause. Il ne voulut pas prononcer la nullité
des Lettres de continuation de Josse, parce qu'il auroit fallu
annuler en même temps un nombre considérable de pareilles
continuations que les autres Libraires avoient surpri-
ses. (5) Il crut qu'il suffiroit pour arrêter le mal, de les dé-
fendre pour l'avenir, & de laisser éteindre peu-à-peu celles qui
_______________________________________________
      (5) Les Libraires de Paris eurent la hardiesse de
produire au Procès les copies de 97 continuations de
Privileges surprises depuis 1641 jusqu'en 1665. Et par un
moyen inoui, ils se servirent de l'excès de leurs prévarications
pour en obtenir l'impunité.


Chapter 1 Page 15



(10)

existoient. Mais les Libraires de Paris abuserent plus indécem-
ment que jamais des vues sages de la Cour.
      Avant d'entrer dans le détail des discussions continuelles que
nous allons voir s'élever entre les Libraires de Paris & des
Provinces, nous en examinerons une particuliere à ceux de la
Capitale.
      En 1670, Leonard, Libraire de Paris, en vertu d'une con-
tinuation de Privilege, fit saisir chez Martin, Libraire de la
même ville, les Œuvres de S. François de Sales. Instance au
Conseil à ce sujet. La communauté de Paris, qui, cinq ans
auparavant, avoit soutenu les continuations, & attaqué avec
tant de chaleur les Réglemens, dans l'instance contre les Librai-
res de Rouen ; qui prit toujours le même parti dans les instances
postérieures contre les Libraires de Lyon ; cette Communauté,
disons-nous, afit tout différemment dans cette occasion : elle
intervint en faveur de Martin ; elle combattit supérieurement
l'abus des continuations de Privilege ; au point que ses propres
Requêtes, que nous inférerons ci-après, (Pieces justificatives,
N°. 12.) contiennent ce que nous pouvons opposer de plus solide
aujourd'hui contre elle-même.
      L'on ne peut pas dire que les Libraires de Paris furent en-
traînés légérement dans cette affaire. Cette instance dura plus
de trois années ; elle fut poursuivie avec la même chaleur par
les deux Chambres Syndicales qui se succéderent ; toute la Com-
munauté fut consultée & y prit part. Comment s'est-il donc pu
faire que les Libraires de Paris aient été dans cette occasion
les ardens défenseurs des Loix & des usages, qu'ils ont si sou-
vent tenté de détruire & d'anéantir, & qu'ils avoient déjà com-
battus plusieurs fois à cette époque ? Quel peut être le motif
d'une contradiction aussi frappante ? Le voici. La Communauté
de Paris saisissoit avec empressement tout ce qui pouvoit ten-
dre à détruire la Librairie des Provinces ; mais elle ne vouloit
pas que ses membres exerçassent entr'eux les mêmes dépréda-
tions. Si Martin eût été Libraire à Lyon ou à Rouen, cette
Communauté l'eût attaqué, au lieu de le défendre.
      Enfin le 31 Juillet 1673 intervint Arrêt définitif qui main-
tint Leonard dans la jouissance de son Privilege, condamna
Martin & la Communauté en 450 livres d'amende, au lieu de


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(11)

4000 livres portées par ce Privilege, & ordonna qu'il seroit
procédé à un nouveau Règlement.
      Trois motifs paroissent avoir déterminé ce Jugement. I°. La
continuation avoit été accordée à cause d'une augmentation
d'un nouveau volume des Œuvres de l'Auteur. 2°. Martin ve-
noit d'imprimer lui-même cet Ouvrage, pour le compte de
Leonard, où le privilege étoit inféré ; & ce fut dans ce temps
même qu'il commença son édition particuliere ; ce qui supposoit
de la mauvaise foi. Il paroît même que cette circonstance seule
excita les poursuites de Leonard ; puisque celui-ci ne s'attaqua
point à six autres Libraires de Paris, qui déclarerent au procès
avoir imprimé divers Traités desdites Œuvres. 3°. Les Syndic
& Adjoints qui poursuivoient la nullité de ce Privilege, l'a-
voient enregistré dans le temps sans la moindre réclamation.
      A l'égard du Règlement auquel on devoit procéder, il n'en
fut plus question. Les Libraires de Paris se garderent bien d'y
travailler: ils prenoient trop d'intérêt à perpétuer le désordre.
      En 1676 & 1677, les Libraires de Paris, enhardis par leurs
usurpations continuelles, & par l'impunité, ne garderent plus
de bornes. Ils firent signifier aux Libraires de Lyon des conti-
nuations de Privileges monstrueuses, obtenues sur les motifs
les plus absurdes & les plus frivoles. (6) En vertu de ces titres

_________________________________________________
(6) L'on trouve dans la plupart de ces Lettres de continuation,
les prétextes les plus faux & les plus ridicules. Muguet
ayant surpris une continuation de 50 ans pour réimprimer
les Œuvres de S. Augustin, demande encore, & obtient pour
récompense une continuation de 50 années pour vingt-quatre
autres Livres anciens, sur le motif des grands frais qu'il est
obligé de faire pour le S. Augustin. Les Libraires de Lyon
qui avoient commencé une édition de ce S. Pere, lui
repliquerent que s'il trouvoit cette entreprise onéreuse, il
n'avoit qu'à l'abandonner, & offrirent de lui en rembourser
tous les frais.
      Desprez, après quarante éditions faites & vendues
d'un Livre, demande la prorogation du Privilege, sous
le prétexte qu'il a fait des frais pour des caracteres neufs.
      Angot fit insérer dans le Privilege d'un Livre
nouveau, plusieurs Livres anciens, avec la clause, qu'on
ne lui accordoit le nouveau qu'à la charge de réimprimer
les anciens, qui manquoient, disoit-il, & dont le Public
avoit besoin ; tandis que ces mêmes Livres étoient
réclamés par les Libraires de Lyon, chez qui il avoit
fait arrêter les éditions commencées.
      Ces expositions fausses & captieu-


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(12)

subreptices, ils firent des poursuites contre divers Libraires qui
avoient commencé, avec les formalités requises, quelques-uns des
Ouvrages contenus dans ces continuations, avant qu'elles eussent
été accordées.
      Les Libraires de Lyon députerent leur Syndic à Paris, &
présenterent Requête au Conseil, qui les reçut opposants. Ils
développerent supérieurement leurs moyens, & détruisirent
toutes les objections de leurs adversaires. Ceux-ci craignant
de succomber, éleverent tant de chicanes, & sur-tout firent
essuyer tant de longueurs, que les procès durant encore en 1681,
les Libraires de Lyon lassés & fatigués, en négligerent la pour-
suite, & l'affaire ne fut point jugée. (Voyez Pieces justifica-
ives
, Nos. 13, 14 & 15.)
      Les Libraires de Paris instruits par cette instance, ne s'en-
dormirent point. Ils chercherent à mettre l'autorité de leur
côté par une nouvelle loi. Ils redigerent en secret, & firent
passer au Conseil, leur Règlement de 1686, où l'article des
Privileges & continuations est insidieusement tourné, par des
réticences des précédentes formules. Quatre ans après ils essaye-
rent ces nouvelles armes. Ils vinrent faire, en 1690, plusieurs sai-
sies bruyantes à Lyon; qui porterent la consternation parmi les
Libraires de cette Ville. Quelques-uns d'eux intimidés firent
des propositions d'accommodement. Les Libraires de Paris énor-
gueillis leur présenterent un traité de paix à signer que étoit
un acte de servitude & d'avilissement. Cette piece est singu-
liere pas l'injustice & l'absurdité des conditions, & le ton d'in-
décence & d'autorité qui y regne. (Voyez Pieces justificatives,
Nos. 16 & 17.)
      Ce traité fut rejetté comme il devoit l'être par les Librai-
res de Lyon. Les Libraires de Paris les voyant disposés à se
défendre, eurent la prudence de cesser leur poursuites & de gar-
der le silence. Mais ils tenterent secrettement de faire rendre
leur Règlement de 1686 commun à tout le Royaume. Ils s'ima-
ginoient par-là d'avoir procès gagné ; ils furent trompés dans leur
attente. On demanda l'avis de M. de Berulle, Intendant de Lyon.

___________________________________________________
ses faisoient illusion, & trompoient les Magistrat qui ne peuvent
connoître à fond les détails particuliers de la fabrication & du
commerce.


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(13)

Les Libraires de celle Ville avertis, intervinrent, discuterent ce
Règlement, & en firent voir l'injustice. M. Bignon, Commis-
saire du Roi, fut chargé d'entendre les deux parties, & il fut
question de faire des nouveaux Réglemens. Ce Magistrat demanda
des Députés aux Libraires de Lyon pour travailler & discuter
conjointement avec la Chambre Syndicale de Paris. Ils dresserent
divers articles que M. de Berulle envoyé à M. le Chancelier,
après les avoir rédigées & agréés. Les Libraires de Paris accepte-
rent les uns, rejetterent les autres, & firent des réflexions sur tous;
mais les Libraires de Lyon refuterent victorieusement ces réfle-
xions absurdes ; ils ne pouvoient manquer d'obtenir justice; leur
cause étoit évidente. Ils avoient envoyé à Paris leur Syndic en
qualité de député en 1692 : ils le renvoyerent de nouveau en 1693.
Mais les Libraires de Paris eurent encore l'art d'arrêter cette
affaire, & de la faire échouer par une ruse singuliere, en faisant
naître la division dans la Communauté de Lyon.
      Ils avoient glissé adroitement dans le projet qu'ils propose-
rent, un articcle, où il étoit question d'interdire aux Impri-
meurs le commerce des Livres. Les Libraires de Lyon se laisse-
rent séduire à cette amorce. La discorde s'éleva entr'eux & les
Imprimeurs : ces derniers blessés de se voir ranger dans la classe
des Artisans par l'interdiction du commerce, protesterent con-
tre la députation du Syndic ; voulurent avoir leur Député par-
ticulier pour soutenir leurs intérêts. Grande contestation; long
procès ; le Député fut rappellé & ne fut pas remplacé, & l'af-
faire de nouveau suspendue, resta sans être décidée.
      Cependant les Libraires de Lyon continuerent à la forme du
Règlement, d'imprimer sous la seule permission de leurs Magis-
trats, les Ouvrages dont le premier Privilege étoit expiré. Ils en
faisoient ouvertement les éditions comme auparavant, mettoient
leurs noms au frontispice, & les envoyoient par-tout. La paix
dura jusqu'en 1700, sans qu'aucun Libraire de Paris osât récla-
mer, par ce que c'étoit un doit fondé sur la Loi.
      Nous arrivons à l'époque de la destruction totale du com-
merce de la Librairie à Lyon. Ce ne fut pas par des voies ré-
gulières que les Libraires de Paris en vinrent à bout, mais
par des marches obscures & par des surprises faites au Minis-
tere. Ils solliciterent secrettement des Lettres-patentes por-


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(14)

tant Réglement pour les privileges & permissions, qu'ils firent
passer sous la date du 2 Octobre 1701, par lesquelles ils égor-
gerent enfin leurs victimes. Ils eurent l'adresse d'y insérer, Art. II,
que les Juges des lieux ne pourroient à l'avenir donner de per-
mission que pour les Livrets de deux feuilles de Cicero; en-
sorte qu'il ne fut plus possible aux Libraires de Province de
prendre, comme auparavant, la permission de ces Juges pour
imprimer les Livres dont les premiers privileges étoient expirés.
      Obligés de s'adresser à Paris, ils trouverent leurs adver-
saires maîtres de tout, disputant tout, s'opposant à toutes leurs
demandes. Approbations, permissions, sceaux, enrégistrement
à la Chambre Syndicale ; discussions enfin de trois en trois ans
pour le moindre Livret ; car par cette nouvelle Loi, ils ne pou-
voient même réimprimer leurs plus petits Usages, qu'en passant
par les mains de leurs ennemis. Ces barrieres étoient rebutantes &
devinrent insurmontables. Les Libraires de Province, abattus
& désespérés, firent de nouvelles remontrances. M. le Chance-
lier leur fit répondre, par la Chambre Syndicale de Paris,
qu'on alloit accorder une permission générale & perpétuelle
pour les petits Ouvrages de dévotion, petites Heures, Usages
Romains, &c. Cette Lettre singuliere révolte & excite l'indi-
gnation. (Pieces justificatives, N°. 35.) Les Tyrans de la Li-
brairie se réservoient même le pouvoir d'en dresser le catalogue ;
& traitoient les Libraires de Province comme des malheureux
qu'on veut faire insensiblement mourir d'inanition, & à qui on
jette de temps en temps quelques alimens pour les soutenir.
      Les Libraires de Lyon trop opprimés pour faire de grands
efforts, étoient traversés, vexés à la Chambre Syndicale de
Paris, qui sollicitoit alors d'être déclarée la premiere Chambre
Syndicale du Royaume, & que celles des Provinces lui fussent
subordonnées & lui rendissent compte. Cependant en 1707 ils
firent un Mémoire sur leur triste situation ; & ils demanderent
la permission de réimprimer quelques Livres anciens dont les
premiers privileges étoient expirés. Le catalogue de ces Livres
fut remis à leurs Tyrans même pour avoir leur décision: ils pro-
noncerent presque contre toutes les demandes ; on accorda
seulement quelques permissions locales pour les moindres articles.
      Une suite d'oppressions aussi longues & aussi violentes, avoit


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(15)

presque anéanti la Librairie de Lyon. De plus de trente Im-
primeries qui étoient auparavant occupées dans cette Ville, les
seuls Libraires Arnaud, Anisson, Posuel & Huguetan en em-
ployoient près de vingt, uniquement pour le commerce étranger.
Ce commerce disparut entiérement. Les Ouvrages des SS. Peres
& les Livres d'Eglise, qui s'étoient toujours imprimés à Lyon,
& que les Libraires de Paris venoient d'usurper & d'asservir
aux chaînes du Privilege exclusif, en faisoient la principale par-
tie. Venise s'empare de cette branche, qu'elle a toujours con-
servée depuis, & qui fait encore aujoud'hui le premier objet
de son commerce.
      Les Libraires que nous venons de nommer, & tous ceux
qui avoient quelque fortune, quitterent un état aussi onéreux.
Plusieurs passerent chez l'Etranger, & entr'autres les freres
Huguetan qui faisoient un commerce considérable, le por-
terent en Hollande. Ainsi la Librairie de Lyon resta ruinée &
dans les fers: on n'y vit plus aucun Libraire de considération;
mais beaucoup de misere, & point de commerce. Alors les Li-
braires de Paris profiterent de l'état malheureux où ils avoient
réduit la Librairie des Provinces, pour solliciter & obtenir la
réduction des Imprimerie qui fut faite dans le Royaume en
1704, & ensuite en 1739.
      Pour mieux assurer cette destruction frappante & le despostisme
qu'ils venoient d'établir, les Libraires de Paris travaillerent à res-
serer les chaînes de la Librairie par une nouvelle Loi. Ils com-
poserent secrettement un Règlement qu'il firent autoriser d'une
Déclaration du Conseil du 10 décembre 1720. Ce Règlement
fut porté au Parlement qui refusa de l'enregistrer ; & il fut
retiré. Ils y firent quelques changemens, & enfin il passa dere-
chef au Conseil le 23 Février 1723 ; mais il ne fut pas renvoyé
au Parlement dont ils craignoient encore les refus. Ce Régle-
ment ne fut destiné en apparence que pour la Libraire de Paris,
afin de ne pas être obligé de le communiquer aux Chambres Syn-
dicales des Provinces, qui en auroient dévoilé l'injustice. Comme
il fait le principal titre dont les Libraires de Paris prétendent
autoriser leurs dernieres vexations, nous en parlerons plus am-
plement, lorsque nous serons arrivés à cette époque.
      En 1724 de nouvelles vexations occasionnerent de nouvelles


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(16)

réclamations des Libraires de Lyon, sur lesquelles intervint
Arrêt du Conseil du 10 Avril 1725, par lequel, art. IV, il
fut ordonné aux Libraires de Paris de rapporter un état des
Privileges renouvellés depuis le premier Février. (V. Pie-
ces justificatives
, N°. 36.) Mais les Libraires de Paris n'y obéï-
rent point, & il resta sans effet.
      Peu de temps après cet Arrêt, en 1727, M. le Chancelier
Daguesseau fut rappellé. Ce Magistrat avoit été le Protecteur
déclaré de la Librairie de Paris, & il le fut encore. Ces usur-
pateurs en lui cachant avec soin les véritables Réglements &
usages de la Librairie, représenterent les éditions de Provin-
ce, comme ils le sont encore aujourd'hui, sous les noms odieux
de contrefaçons, de vols, de pirateries. Ensorte que ce célebre
Magistrat étant fortement prévenu, ne voulu rien entendre;
il regardoit toute représentation comme un atten-
tat à son autorité & un défaut de respect, suivant l'expression
de M. Bignon dans une Lettre au Syndic de la Librairie de Lyon.
      Ce fut alors qu'on vit prononcer des peines séveres contre
les éditions de Province, & qu'un Libraire ayant réclamé le
titre d'Heures Nouvelles qu'il avoit mis à la tête d'un Livret
de piété privilégié, obtint Arrêt contre un de ses Confreres
qui avoit décoré du même titre, un autre Livret tout différent.
Cet Arrêt singulier ordonne que ce frontispice usurpé sera
lacéré à tous les exemplaires, & le contrevenant condamné aux
frais & à l'amende.
      En 1744, les Libraires de Paris parvinrent enfin à leur but,
leur Règlement de 1723 fut déclaré commun à tout le Royaume,
par Arrêt du Conseil du 24 Mars. Cet Arrêt ne fut pas enré-
gistré au Parlement, non plus que le Règlement. Nous dirons
ci-après, en discutant le Règlement, dans quelles circonstances
cet Arrêt fut rendu.
      Après M. le Chancelier Daguesseau, la Librairie des Provinces
cessa non-seulement d'être tyrannisée, mais elle conçut l'espoir
le mieux fondé de sortir de l'état affreux où on l'avoit réduite.
Enfin cette partie de l'administration fut confiée à un Magis-
trat sage, éclairé & bienfaisant; il relâcha aussi-tôt les chaî-
nes dont la Librairie étoit accablée; il s'occupa sans cesse du
dessein de lui rendre la prééminence qu'elle avoit perdue sur la
                                                                  [Librairie


Chapter 1 Page 22



(17)

Librairie étrangere; il encouragea les Libraires, & il se prépa-
roit à briser entiérement leurs fers, lorsqu'il quitta cette admi-
nistration, justement regretté & adoré de tous les Libraires du
Royaume.
      Les persécutions qu'avoit éprouvées la Librairie des Provinces,
avoient été si longues & si violentes ; elle étoit si épuisée, que
malgré les soins de l'illustre Protecteur qui la favorisoit, elle
ne pouvoit se rétablir que lentement. Mais ses foibles progrès,
n'ont pas laissé d'exciter la jalouse envie des ses adversaires: il ont
saisi l'instant où elle a cessé d'être protégée, pour employer
de nouveau tous les moyens de l'accabler & de consommer sa perte.
      Pour y parvenir, ils se choisirent deux victimes parmi les
Libraires de Lyon, & la veuve Desaint, Libraire à Paris, se
chargea de commencer l'action. Le 17 Août 1773, par une Re-
uête captieuse, elle surprit à la religion de M. le Lieutenant-
Général de Police une Ordonnance qui lui permettoit de faire
visiter chez les Sieurs Regnault & Duplain. Elle fit exécuter cette
Ordonnance par des Agens qu'elle envoya à Lyon. Les per-
quisitions aboutirent à la saisie de quelques Livres d'assorti-
mens anciens sur lesquels elle prétendoit avoir des droits. Mé-
contente de ce succès, elle obtint le 20 Octobre une seconde
Ordonnance en vertu de laquelle elle vint elle-même le 2 No-
vembre suivant, exécuter les recherches les plus scandaleuses
& les plus indécentes chez les Sieurs Regnault, Barret, Duplain,
Grabit, & autres. Elles méritent d'être détaillées.
      A deux heures après midi, & dans le même instant, les Ma-
gasins & les Imprimeries de tous ces Libraires furent investis par des
cohortes d'Huissiers & Recors, qui s'emparerent des portes, en
défendirent l'entrée au public, & la sortie aux gens de la maison. Le
Sr. Duplain voulant sortir de son appartement, fut insulté & retenu
de force. La veuve Desaint parut aussi-tôt à la tête de vint sup-
pôts de Justice. Dans le dernier Magasin où elle se présenta elle
étoit accompagnée de trente-deux personnes. Elle procéda jusqu'à
trois heures du matin à la visité la plus rigoureuse: tout fut
fouillé & examiné soigneusement, jusqu'aux maculatures (7) &
____________________________________________________

      (7) Ce sont de mauvaises feuilles qui servent à envelopper les
Livres & les paquets. Quand même on trouveroit chez un Libraire
des ma-


Chapter 1 Page 23



(18)

aux chiffons. Chez l'un, elle saisit un volume incomplet de
l'Ancien Testament de Mesenguy, & quelques maculatures de
l'Imitation de Jesus par Gonnelieu: chez un autre, des Journées
du Chrétien
, petit Livre d'Heures & de Prieres, imprimé trente
fois à Lyon avec la permission du Sceau, & enfin quelques Livres
d'assortimens qu'elle assura être contrefaits. Par-tout ce fut
à-peu-près de même; à l'exception d'un seul Libraire chez qui
elle trouva sous presse des feuilles d'un Livre ancien sur lequel
elle prétendit avoir des droits, en vertu d'une seconde ou troi-
sieme continuation de Privilege.
      Ces Libraires surpris par une scene aussi violente & par
une inquisition si rigoureuse, n'eurent pas le temps de
réfléchir sur l'irrégularité de l'acte qu'on exerçoit contre'eux.
Mais ayant ensuite examiné la frivolité des titres & des
droits de la veuve Desaint : ayant vu que l'Ordonnance
qui lui permettoit la visite, contenoit la clause expresse de
la faire à ses périls, risques & fortune, ils se crurent fondés
à former opposition à l'Ordonnance ; à demander main-levée
des saisies, & à poursuivre la veuve Desaint en réparation,
dommages & intérêts. Ils présenterent en conséquence Re-
quête au Conseil.
      En supposant que de semblables perquisitions pussent être
fondées, l'exécution en doit être absolument réservée au
Magistrat, ou à des Officiers de Justice, & ne peut être con-
fiée en aucun cas aux particuliers intéressés, toujours portés à
agir avec passion, & à se dédommager par quelque moyen,
des frais qu'occasionne une fausse démarche. Si un pareil abus
pouvoit subsister, il entraîneroit les plus fâcheuses conséquen-
ces. Sous un prétexte vrai ou faux, un Négociant pourroit
venir dévoiler & prendre connoissance à son gré des affaires &
du commerce de ses concurrents dans le même négoce. Eh ! qui
__________________________________________________

culatures qui auroient fait partie de Livres prohibés, on ne pourroit
en tirer aucune conséquence, parce qu'il seroit impossible de
savoir d'où elles proviennent. Lorsqu'on reçoit des balles des Livres,
on jette dans les Magasins les maculatures qui les enveloppent pour
resservir au même usage. L'attention de la veuve Desaint à visiter
ces lambeaux, marque son envie démesurée d'imputer un délit.


Chapter 1 Page 24



(19)

empêchera alors l'homme mal intentionné de faire l'injure la
plus grave, & de porter un dommage irréparable à des Citoyens
honnêtes ? N'est-ce pas ce quie est arrivé aux Libraires de Lyon,
de la part de la veuve Desaint ? L'éclat affecté qu'elle a mis
dans cette odieuse scene, pouvoit-il avoir d'autre effet que de
leur ôter leur réputation & leur crédit, dans une Ville de com-
merce où l'opinion fait tout, & où la plus légere apparence
d'affaire fâcheuses suffit pour faire évanouir sans retour la con-
fiance publique ?
      Pour se garantie de semblables vexations à venir, (Voyez
Pieces justificatives
, Nos. I & suiv.) la Communauté des Li-
braires de Lyon présenta Requête en 1774 à M. le Chance-
lier, contre l'abus que faisoient les Libraires de Paris des con-
tinuations de Privileges. Celle de Rouen suivit le même exem-
ple; & les Libraires de Toulouse, de Marseille & de Nîmes,
se réunirent à elles. Ces Requêtes ont été imprimées & rendues
publiques. Mais les Libraires de Paris n'osant y répondre ou-
vertement, se bornerent à fabriquer un Mémoire indécent,
rempli de déclamations vagues, d'assertions fausses & captieu-
ses, & sur-tout d'invectives atroces, qu'ils remirent entre les
mains du Magistrat. Ils tintent ce Mémoire dans le plus grand
secret, & se garderent bien de le faire imprimer, ou com-
muniquer. Malgré leurs soins à le tenir dans l'obscurité, il est
parvenu à la connoissance des Libraires de Lyon, & nous le rap-
pellerons ici, lorsque la matiere l'exigera.
      Ces différentes Requêtes présentées en 1774, instruisirent la
veuve Desaint & ses Confreres, de l'imprudence des démarches
où ils s'étoient engagés. Ils reconnurent que la publicité & la
voie légitime de l'instruction ordinaire dans les Tribunaux,
ne pouvoient que leur être défavorables. Ils imaginerent un
autre moyen d'égorger les victimes dévouées à leur ambition.
      Au mois de Mars 1775, la veuve Desaint parvint à sur-
prendre à la religion d'un Ministre, un Ordre inoui, conçu en
ces termes:
      »DE PAR LE ROI. Il ordonné au Sieur Chenon, Com-
»missaire au Châtelet de Paris, de se transporter en la Ville
»de Lyon, accompagné du Sieur Goupil, Inspecteur de Po-
»lice, & d'un Libraire de Paris, nommé par les Officiers


Chapter 1 Page 25



(20)

»de la Communauté, à l'effet de faire une exacte perquisition
»dans les Imprimeries, Magasins & Boutiques des Sieurs
»Duplain & Regnault, & autres Libraires & Imprimeurs de
»ladite Ville, saisir les Livres annoncés par un Catalogue im-
»primé sous le titre d'Amsterdam, en date du mois de Sep-
»tembre dernier, & tous autres Livres qui pourroient s'y
»trouver contrefaits ou prohibés; faire pareillement perquisi-
»tion dans leurs papiers & Registres relatifs à leur correspon-
»dance, & de continuer par suite lesdites opérations & saisies
»chez les Imprimeurs & Libraires des différentes Villes de
»leur route qui leur seront indiqués par ladite correspondan-
»ce, lesquels Livres & Ouvrages saisis, papiers & Registres
»servant à conviction, seront mis sous le scellé dudit Sieur
»Commissaire, & seront apportés à Paris, à la Chambre
»Syndicale, dont ledit Sieur Commissaire dressera des pro-
»cès-verbaux. L'intention de Sa Majesté étant au surplus que
»ces opérations se fassent aux dépens de la Communauté des
»Libraires & Imprimeurs de Paris. Fait à Versailles le 15
»Mars 1775. Signé, LOUIS. Et plus bas, PHELYPEAUX.
      Cet Ordre fut gardé secret pendant sept mois. Durant cet
intervalle la veuve Desaint ne cessa de faire environner d'es-
pions les Magasins de ces Libraires. Enfin au mois d'Octobre,
elle fait partir à ses frais & à ses gages, pour cette exécution,
les Sieurs Didot jeune & Fournier, Libraire de Paris. La co-
horte arrive & porte à l'excès ses perquisitions. (8) Magasins,
appartemens, armoires, les lieux les plus secrets, tout est vi-
sité & sureté; les Livres de commerce sont examinés & com-
pulsés, & l'on pousse l'indécence jusqu'à souiller dans les poches
& à en enlever des Lettres particulieres. Cette opération inquisi-
tionnelle se termine par ne pas trouver un seul Livre saisissable.
De Lyon on vole à Clermont, & on y commet les mêmes
excès. (9)
__________________________________________________

      (8) Le Sieur Didot, en arrivant à Lyon, s'adressa à M. l'In-
tendant pour se faire accompagner de la Maréchaussée; ce
Magistrat la lui refusa.
      (9) Quelques rigoureux & extraordinaires que fussent déjà
ces Ordres, les téméraires exécuteurs jugerent à propos de les
outre-passer encore. Clermont n'étoit ni sur


Chapter 1 Page 26



(21)

      La simple lecture de cet Ordre suffit pour dévoiler les vues
odieuses de ceux qui l'on arraché à l'Autorité surprise. Chaque
phrase, chaque mot fait naître les réflexions les plus frappantes.
      Des Officiers publics, ou des Commissaires, chargés seuls
des Ordres de Sa Majesté, non-seulement n'auroient pas ima-
giné des prévarications où elles n'existoient pas; mais ils n'au-
roient pas apporté à leur exécution, l'éclat, le scandale & l'in-
décence que les Libraires de Paris avoient le dessein d'y em-
ployer. En se faisant charger eux-mêmes de l'exécution, ils
s'assuroient les moyens & d'imputer arbitrairement les délits, &
& d'arracher sans ressource, le crédit & la réputation aux Librai-
res qu'ils projettoient de détruire.
      Il s'agissoit d'un objet civil entre particulier; & et l'on emploie
des Ordres du Roi, dont on ne fait usage que pour affaires
d'Etat, et de la plus grande conséquence!
      Il y avoit instance pour le même objet par-devant les Juges
naturels; & l'on recourt à une autre Autorité qui renverse
l'ordre des Tribunaux et de la Justice!
      Un client ne peut exercer d'action contre sa partie qu'après
une condamnation; & les Libraires de Province sont dévoués,
sans être ouis, à l'exécution le plus violente de la part de leurs
adversaires!
      On ne permet point à un Négociant de prendre connoissance
des affaires ce celui qui exerce le même genre de commerce;
& les Libraires de Paris se sont donner l'ordre de pénétrer dans
les Magasins & Comptoirs de leurs Confreres, d'y voir leurs
marchandises, d'y compulser leurs Livres de commerce, leurs
lettres, leurs papiers !
      Sous le plus léger prétexte, ils auroient fait enlever ces Re-
gistres & ces papiers; que seroit alors devenu le commerce,
l’état, l’existence de ces Libraires !
      On ordonne que dans le cas où il y auroit eu quelque pré-
texte à l'enlévement, ces Registres & ces papiers seront appor-
tés à la Chambre Syndicale de Paris; c'est-à-dire qu'ils seront
remis entre les mains de gens qui sont leurs rivaux dans le
___________________________________________________

la route, ni indiqué par aucune correspondance; ils ne laisserent
pas d'y exercer leurs violences.


Chapter 1 Page 27



(22)

même commerce, avec qui ils sont en instance, qui sont enfin
leurs ennemis, & leurs persécuteurs !
      Pour porter impunément des coups plus meurtriers, les Li-
braires de Paris s'enveloppent d'une Autorité sacrée; mais les
derniers mots de cet Ordre ne dévoilent-ils pas la main cri-
minelle qui porte la destruction dans la Librairie de Province !
      Parce que les Libraires de Lyon auront osé recourir à l'équité
des Magistrats, & réclamer l'autorité des Loix pour défendre
leurs droits, les Libraires de Paris armés d'une Ordre surpris,
mais toujours respectable, plongeront dans le désespoir & dans
l'indigence des familles entieres, & livreront à l'ignominie des
Citoyens, & qui ont droit à sa protection ! A cette vue quel est
l'homme juste, l'ame sensible, qui ne sera pénétrée d'effroi &
d'indignation !
      La veuve Desaint, qui avoit eu l'art d'empêcher l'admission
au Conseil, de la plainte des cinq Libraire de Lyon, vexés par
elle en 1773, & qui avoit fait prononcer le renvoi de cette
affaire à la Commision, par Arrêt du Conseil du 21 Mars
1774, avoit présenté Requête à M. le Lieutenant Général de
Police de Paris le 26 Septembre 1775, aux fins d'assigner par-
devant lui ces Libraires, pour se voir condamner à la confisca-
tion des Livres saisis, aux dépens, & à environ deux cents
mille livres d'amende, dommages & intérêts. (10)
      Pour leur inspirer plus de terreur, elle leur fit signifier sa
Requête & l'Ordonnance, la veille même au jour où l'Ordre
du Roi devoit s'exécuter à Lyon. Le délai de l'assignation étoit
si borné, qu'il étoit presque impossible d'y répondre à temps.
Cependant un de ces Libraire part pour Paris; à peine arri-
vé, il apprend que la veuve Desaint a saisi la premiere Au-
dience pour obtenir une Sentence par défaut contre lui & ses
Confreres. Il y forme opposition, & demande communication
des titres en vertu desquels la veuve Desaint excipe. Alors tout
__________________________________________________

      (10) Il n'est pas indifférent d'observer que tous les Livres
saisis en 1773 par la veuve Desaint, chez les cinq Libraires de
Lyon, ensemble & réunis, ne valent pas quinze cents livres; &
qu'il n'est pas un de ces Livres sur lequel elle puisse établir un
droit réel & bien fondé.


Chapter 1 Page 28



(23)

change. L'ardeur de la veuve Desaint & des ses Confreres ne
s'éteint pas; mais elle se concentre & n'agit plus que sourde-
ment. Envain ce Libraire presse, sollicite; la veuve Desaint
ne répond plus, par-tout on lui oppose un silence invincible.
Après trois mois de poursuites vaines, ses affaires, sa famille
le rappellant, il est obligé de repartir sans être jugé.
      Nous avons ci-devant renvoyé à l'examen de Règlement
de 1723; examen d'autant plus essentiel que c'est l'unique
Titre que les Libraires de Paris invoquent aujourd'hui: comme
si ce Règlement avoit anéanti toutes les Loix qui l'avoient pré-
cédé; comme si les bornes qu'une Administration éclairée par
l'expérience de plusieurs siecles, crut devoir opposer aux efforts
de la cupidité exclusive, devoient être regardées comme nulles,
parce que les Rédacteurs de ce Règlement ont eu l'art coupa-
ble de n'y pas faire mention de ces sages Regles.
      Dans les Requêtes présentées en 1774, par les Communautés
des Libraires de Lyon & de Rouen, on rappelloit des Loix bien-
faisante qui rendirent la Librairie de France si florissante.
      Des Loix aussi claires, aussi précises, aussi simples, ne peu-
vent souffrir d'explication implicite. Cependant le Rédacteur du
Mémoire des Libraires de Paris voudroit les éluder. Comment
s'y prend-il ? Rapportons sa réponse. Ils alterent, dit-il, les textes
de quelques Réglemens anciens, dont l'esprit a été manifestement
développé par des Réglemens postérieurs
.
      Il est bien vrai que c'est-là son unique réponse sur cet objet;
dans tout le cours du Mémoire, il n'y revient point. Son silence
ne se dément plus, & il a eu raison. Mais n'eût-il pas mieux
fait encore de supprimer cette phrase, puisqu'elle contient un
mensonge manifeste ? Car si on a altéré ces textes, pourquoi
ne les restitue-t-il pas dans leur vrai sens ? Pourquoi ne dé-
voile-t-il par une fraude criminelle qui, en couvrant de honte
ceux qui l'auroient employée, leur enleveroit le premier titre
de leur réclamation ?
      Pour ne rien laisser à éclaircir sur ce point, nous deman-
derons encore ce qu'on entend par l'esprit de ces anciens Ré-
glemens qui étoit assez clairement développé & qui l'a été ma-
nifestement par des Réglemens postérieurs ?
Rapportons à ce
sujet celui de 1723 dont veut parler ce Rédacteur ?
      L'art. CI, titre XV, porte: Aucuns Libraires, ou autres,


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(24)

ne pourront faire imprimer ou réimprimer, dans toute l'étendue
du Royaume, aucuns Livres, sans en avoir préalablement ob-
tenu la permission par Lettres scellées du grand Sceau, lesquel-
les ne pourront être demandées ni expédiées, qu'après qu'il aura
été remis à M. le Chancelier, ou Garde-des Sceaux de France,
une copie manuscrite ou imprimée du Livres, pour l'impression
duquel lesdites Lettres seront demandées.

      L'art. CII. concerne les permissions des Livres & Feuilles
volantes du ressort des Lieutenant Généraux de Police.
      L'art. III ordonne d'inférer à l'impression des Livres, copies,
des Privileges ou Permissions.
      L'art. CIV concerne les Approbations des Censeurs.
      L'art. CV ordonne l'exécution des précédents à peine de nul-
lité des Privileges ou Permissions.
      L'art. CVI ordonne l'enrégistrement en la chambre Syndi-
cale de Paris
, desdits Privileges & Permissions.
      L'art. CVII défend de faire imprimer hors du Royaume.
      L'art. CVIII fixe les Exemplaires à fournir pour les Biblio-
theques du Roi & autres.
      L'art. CIX porte défense de contrefaire, en ces termes:
Défend Sa Majesté à tous Imprimeurs & Libraires du Royaume
de contrefaire les Livres, pour lesquels il aura été accordé des
Privileges ou Continuations de Privileges, & de vendre & dé-
biter ceux qui seront contrefaits, sous les peines portées, par
lesdits Privileges ou Continuations de Privileges, (11) qui ne

_________________________________________________

      (11) La premiere partie de cet article est exactement
conforme à ce qui étoit énoncé dans les anciens Reglemens. La
seconde est du cru dès derniers Rédacteurs. Elle mérite d'être
pesée. La peine infligée par les Lettres de Privilege contre les
contrefacteurs est l'amende, ordinairement de trois mille livres,
& la saisie des Exemplaires contrefaits. S'il doit y avoir une
proportion entre le délit & la punition; celle-ci paroît assez
grave. Nous ne connoissons pas de simples Privileges de
commerce tels que celui-ci, contre l'infraction desquels ont [- ait -]
prononcé des peines plus [s]évéres que la saisie & l'amende.
      Tout Privilege de commerce lui-même une infraction au
droit commun, les atteintes qu'on y porte ne doivent exiger
qu'une réparation ou une indemnité du dommage qui en résulte
pour le Privilégié. Mais les Libraires de Paris ne sont pas dans
la classe des Commerçans & des Citoyens ordinaires. Leurs
intérêt particulier est au-dessus de celui de l'Etat. On doit
même admirer la


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(25)

pourront être modérées ni diminuées par les Juges; & en cas
de récidive, les contrevenans seront punis corporellement, &
déchus de la Maîtrise, sans qu'ils puissent directement ni indi-
rectement, s'entremettre du fait de l'Imprimerie & du commerce
des Livres
.
      Les art. CX, CXI & CXII, regardent les Factums, Mé-
moires, Arrêts, & les Estampes.
      Voilà exactement tout ce que ces Règlemens contiennent
concernant la matiere. Or on y trouve sûrement rien de con-
tradictoire aux anciens Réglemens, sur l'objet en litige, puis-
que les nouveaux n'en disent pas un mot, & que si les Conti-
nuations y sont adroitement assimilées aux Privileges, on ne
peut entendre par-là que les Continuations obtenues suivant
les formes auparavant établies, c'est-à-dire, pour les Ouvrages
augmentés d'un tiers, &c.
      Rapportons encore le dispositif de ces dernier Réglemens,
qui d'ailleurs furent rédigés par les Libraires de Paris, & pour
les Libraires de Paris seulement: Veut Sa Majesté que le pré-
sent Arrêt soit exécuté selon sa forme et sa teneur, nonobstant
tous Réglemens précédens, auxquels Sa Majesté a dérogé &
déroge en tant que besoin; & si aucunes oppositions ou empê-
chemens étoient formés au présent Réglement, Sa Majesté s'en
réserve la connoissance, &c
.
      Il est évident que le dernier Réglement n'a dérogé aux an-
ciens que pour les cas où la dérogation est expresse, c'est-à-
dire, pour ceux où il prescrit des dispositions contraires. Or n'y
en ayant aucune sur cette matiere, il résulte que toutes les dis-
positions des Règlemens antérieurs qui n'ont été ni prévues, ni
contredites par celui de 1723, subsistent dans toute leur force,
et font loi jusqu'à ce qu'elle soient formellement abrogées.
      Ce que l'on vient de rapporter est plus que suffisant pour
__________________________________________________

modération des Rédacteurs de 1723. Il n'est pas douteux que
si les Libraires de Paris rédigeoient de nouveau un Règlement
sur cette matiere, ils infligeroient d'abord la peine de mort aux
contrefacteurs, ce qui seroit effectivement plus bref, &
empêcheroit la récidive; ils n'oublieroient pas non plus la
confiscation des biens des délinquants à leur profit.


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(26)

prouver la légitimité des titres qu'invoquent les Libraires de
Provinces. Mais l'on terminera cette Proposition par quelques
observations sur le Règlement de 1723 qui feront connoître les
vues destructives qui ont perpétuellement dirigé les Libraires de
Paris.
      Quelqu'éclairés que soient les Magistrats préposés à la Police
du Commerce & des Arts, ils ne peuvent en connoître par eux-
mêmes tous les détails. Lorsqu'il s'agit de donner des Régle-
mens sur ces matieres, l'on consulte ordinairement les per-
sonnes intéressées & les plus versées dans chaque partie. Dans
ces principes, toutes les fois qu'on vouloit promulguer des nou-
veaux Réglemens pour la Librairie du Royaume, l'on prenoit
commerce dans les principales Villes, & celui des différentes
Chambres Syndicales. Après la rédaction des Réglemens, & avant
de les revêtir de l'Autorité Royale, ils étoient encore commu-
niqués à ces mêmes Chambres Syndicales qui pouvoient, par
ce moyen, donner aux Magistrats les observations qu'elles ju-
geoient nécessaires.
      La marche qu'on a suivie pour le Règlement de 1723 est bien
différente. D'abord, ce furent les Libraires de Paris seuls qui le
solliciterent; & pour qu'il ne fût pas soumis aux regards des
Libraires de Province, ils ne le demanderent que pour la Ville
de Paris seulement. Quelques Libraires furent chargés de sa
confection, & ils s'en acquitterent admirablement, suivant les
vues ambitieuses & despotiques de leur Corps. Il n'est pas une
page de ce Réglement où l'on ne découvre l'esprit de subver-
sion & de destruction. Tantôt c'est un article équivoque, sus-
ceptible d'interprétation arbitraire; tantôt des peines séveres &
outrées, prononcées pour des délits de la plus légere conséquen-
ce: là une charge onéreuse pour les Candidats, ici une omission
affectée; par-tout des chaînes & des entraves. Aussi ce Régle-
ment n'a-t-il jamais été enregistré au Parlement.
      Le point capital pour les Rédacteurs, étoit ensuite de lui faire
donner force de Loi dans les Provinces; ce fut là le fruit d'une
longue politique; vingt années s'écouleront avant de trouver un
instant favorable.
      L'on saisit le moment où la Librairie du Royaume, sur-tout


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(27)

celle des principales Villes, se trouvoit épuisée, & comme
anéantie par l'effet des longues persécutions qu'elles avoit éprou-
vée. Celle de Lyon, anciennement si florissante, n'offroit plus
qu'un squelette presque inanimé. Deux à trois Libraires y fai-
soient alors presque seuls, le fantôme de commerce qui restoit
dans cette Ville. Des relations habilement ménagées avec eux
par la Chambre Syndicale de Paris, l'assurerent du silence. Des
circonstances à-peu-près semblables influerent dans les autres
Villes. Et ce funeste Règlement fut enfin rendu commun pour
tout le Royaume en 1744.
      Une analyse exacte de cet Ouvrage informe, nous éloigneroit
ici de l'objet principal. Nous nous réservons de la mettre bien-
tôt sous les yeux du Magistrat éclairé & bienfaisant à qui la
Librairie du Royaume est soumise. (12) Nous observerons seu-
___________________________________________________

      (12) Pour donner une esquisse de ce prétendu chef-d'œuvre
de législations, on en prendra au hasard quelques articles qu'on
soumettra au jugement de quiconque lira ce Mémoire.
      De quelle utilité étoit-il de porter à un prix exorbitant les
frais de réception à la Maîtrise ? Celle de Libraire coûte près de
1500 livres, & celle d'Imprimeur environ 2000 livres; ces
sommes suffiroient pour former un établissement dans bien
d'autres Corps. Celui qui entreprend un commerce est déjà
assujetti à beaucoup de dépenses; pourquoi aggraver la situation
par des frais absurdes & inutiles ? La somme qu'on exige de lui
ne seroit-elle pas employée plus utilement dans son commerce,
que d'être versée dans les coffres d'une Communauté, où elle
sert le plus souvent d'aliment au procès & aux discordes ? Mais
l'on voulait éloigner les Candidats, & fermer l'entrée de la
Librairie à quiconque n'auroit que des talens et une fortune
médiocre.
      Les art. LI, LIII & LXXXVII veulent que chaque
Imprimerie soit composée de quatre presses au moins & de
neuf sortes de caracteres neufs
, &c. sous peine de
suppression. Or dans les Imprimeries de la plupart des
Villes de Province, deux presses seulement sont plus que
suffisantes; pourquoi donc forcer ces Imprimeurs à une
dépense en pure perte; l'intérêt particulier, seul juge du
besoin, ne suffisoit-il pas ici, sans que la loi fût nécessaire!
      Les articles concernant les Fondeurs de caracteres,
sont absurdes, & prouvent que celui qui les a rédigés n'avoit
aucune notion de cet Art. Ils finissent tous par les peines
d'amendes, de confiscation appliquées avec la même justesse.
      L'art. IX ordonne aux Libraires & Imprimeurs de
mettre leurs noms & leurs demeures aux Livres qu'ils
impriment, à peine de confiscation, d'amende & de plus
grandes peines s'il y échet
. L'art. X défend de mettre le
nom d'un autre au lieu du


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(28)

lement en général que ce Règlement, si précieux aux Libraires
de la Capitale qui l'ont enfanté, a porté deux atteintes dan-
_________________________________________________

sien, à peine d'être punis comme faussaires, de trois mille livres
d'amende, & de confiscation des exemplaires
. Les art. CI &
CV défendent d'imprimer sans permission, à peine de confiscation
d'exemplaires, amende, clôture de Boutique, & autre plus grande
peine s'il y échet
. L'art. CIX défend de contrefaire sous peine de
trois mille livres d'amende, de confiscation d'exemplaire, d'être
puni corporellement & déchu de la Maîtrise
. Or si un malheureux
Libraire, pour éviter les obstacles & les embarras, s'avise de
réimprimer sans permission, une Imitation de J. C., une Journée
du Chrétien, ou quelque autre Livret de cette espece, il a encouru
toutes ces peines. Que d'amendes, de confiscations, de punitions
accumulées sur sa tête!
      Si toutes les amendes portées par le Règlement de 1723
étoient exigées à rigore, les fortunes réunies de tous les Libraires
du Royaume, depuis la Capitale jusqu'aux frontieres, ne
suffiroient pas pour en payer la millieme partie.
      Ce même art. CIX qui défend si rigoureusement de
contrefaire les Livres imprimés avec Privileges ou Continuations
de Privileges, prononce les mêmes peines contre ceux qui
vendront & débiteront des Livres contrefaits. Une telle
disposition est le comble de l'injustice & de l'extravagance.
Il auroit donc fallu en même temps enjoindre aux Propriétaires
des Privileges, de faire signifier en forme & remettre à chacun
de leurs Confreres, un Exemplaire de leurs différentes éditions,
afin qu'ayant sous les yeux un modele de comparaison, ils
eussent quelques moyens possible d'observer la Loi. Sinon à
quelles marques faudra-t-il que les Libraires du Royaumes
reconnoissent les éditions contrefaites, & qu'ils les distinguent
des éditions privilégiées ? Quel est le Libraire, même de Paris,
assez hardi pour oser assurer qu'il en fera la distinction sans se
tromper ? Existe-t-il un dépôt où l'on ait consigné des
exemplaires des diverses éditions faire de chaque Livre, depuis
la naissance du Privilege, & où chacun soit à portée de vérifier
& confronter ceux qu'il suspectera ?
      Le Propriétaire actuel d'une Continuation de Privilege,
qui ne connoîtra que l'édition qu'il a faite ou achetée,
pourra-t-il distinguer toutes celles que ses Prédécesseurs
avoient imprimées avant lui, qu'il n'aura jamais vues, &
dont il n'existera aucune trace dans ses magasins ? S'il
s'est imprimé par eux, cinquante éditions d'un Livre, avant
l'acquisition qu'il aura faite du Privilege, & qu'il en trouve
des exemplaires chez un autre Libraires, il ne pourra
les reconnoître; il les croira contrefaits, ou il feindra de le
croire; parce que toutes ces éditions différeront de la
sienne: & où pourra-t-on prendr[e] la preuve du contraire ?
      Le Libraire qui aura acheté des Livres dans la
Capitale même, sera-t-il assuré des éditions qu'il aura
acquises ? Les Libraires de Paris n'auront-ils pas pu lui
vendre des Ouvra-


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(29)

gereuses à la Librairie du Royaume. D'une part, les Magis-
trats éclairés qui ont reconnu l'impossibilité de le faire exécuter
strictement, ont fermé les yeux sur les contraventions: d'où
sont provenus quelquefois le désordre & la confusion. D'un
autre côté, les prohibitions outrées, & les peines séveres qu'il
prononce, ont servi souvent de prétexte et de palliatif aux per-
sécutions les plus cruelles & les plus destructives.
________________________________________________

ges con[t]refaits, soit de ceux qu'ils fabriquent, soit de ceux
qu'ils tirent du dehors, ou de ceux qu'ils saisissent en leur
Chambre Syndicale ? Et cela n'arrive-t-il pas journellement?
      Dira-t-on que dans ce cas le Libraire trompé aura recours
en garantie sur son vendeur ? La chose est impossible. S'il a
acheté d'un Libraire de Paris, qui empêchera ce dernier de
méconnoître l'édition contrefaite, & de soutenir que ce n'est
pas celle qu'il a vendue ? Si c'est d'un Libraire de Province,
celui-ci pourra faire la même dénégation; ou, s'il a été trompé
aussi, il faudra faire un circuit de procédures contre vingt
Libraires, pour remonter à la source ; & on en perdra le fil
avant d'y parvenir.
      Et les Libraires répandus dans les Provinces, qui recevront
quelques Livres d'une Ville étrangere, pourrront-ils savoir s'il
existe à Paris des Privileges qui prohibent ces Ouvrages ? Ne
sont-ils pas dans une ignorance invincible, puisque les
Privileges n'ont d'autres publicité que dans l'enrégistrement à
la Chambre Syndicale de Paris ? Et si on les poursuit pour ces
prétendus délits, sur qui doivent-ils avoir recours ? Auront-ils
pu présumer que quelques volumes achetés dans la bonne foi,
pouvoient devenir la cause de leur perte ?
      Enfin celui qui ayant acquis quelques anciens fonds de
Librairie, dans lequel il se rencontrera des Libraires contrefaits,
ou d'anciennes éditions de Paris, que le nouveau Privilégié ne
connoîtra pas, comme se défendra-t-il ? Ira-t-il chercher dans la
tombe le premier possesseur, pour en tirer des renseignemens,
ou pour en avoir son recours contre lui ? Et cependant il sera,
quoiqu'innocent, poursuivi, condamné, ruiné & déshonoré, en
exécution & suivant la lettre du Règlement. Peut-on lire de
sang froid une pareille loi ! Celui qui aura l'audace de l'invoquer,
pour s'autoriser à saisir le bien des ses Confrere & à les ruiner,
ne commettra-t-il pas un vol juridique !
      Les coupables Rédacteurs ce Règlement auroient mérité
d'être punis pour avoir si indignement la religion du Magistrat,
& s'être ainsi préparé des moyens de vexations & de la
concussion la plus inique.
      Quiconque avec de l'équité & des idées nettes sur la
matiere, lira le Code de la Librairie, rédigé & tronqué par un
Syndic des Libraires de Paris, sera tenté de jetter au feu un
Ouvrage, où l'absurdité & la mauvaise foi se manifestent à
chaque page.


Chapter 1 Page 35



(30)

II. PROPOSITION.

De la Propriété en Librairie. Elle est conférée par le Privi-
lege et ne peut en être séparée. Elle est entièrement con-
forme à celle des autres Privileges de Commerce.


      Cet objet est celui sur lequel les Libraires de Paris se sont
récriés avec le plus de véhémence. En le couvrant de mille
nuages, le Rédacteur de leur Mémoire fait les plus grands
frais de génie pour le présenter sous un jour favorable.
      La composition d'un Livre quel qu'il soit, dit-il, est une
véritable création
. Cela n'est pas toujours vrai; mais nous n'y
contredisons pas. Il ajoute: Contester à l'Auteur le droit d'en dis-
poser, ce seroit attaquer son existence
. Nous ne croyons pas
qu'une idée aussi injuste soit venue à qui que ce soit.
Il étoit donc bien inutile d'employer deux pages entieres, pour
prouver un droit que personne ne conteste. Mais c'étoit afin de
conclurre que le Libraire qui a acheté le manuscrit d'un Au-
teur, est substitué à son droit, & représente à cet égard l'Au-
teur même. Ce qui est encore de toute évidence, & n'a pas
besoin encore de preuves.
      La difficulté n'est donc pas de savoir si un ouvrage Manus-
Crit
appartient à son Auteur, mais de décider si cet Auteur,
(ou le Libraire qui le représente) lorsqu'il a donné son Ou-
vrage au Public
, et que, pour ainsi dire, il lui en a fait un
besoin, a le droit d'empêcher ce même Public d'en multi-
plier les copies. Pour la résoudre nous proposerons aux Li-
braires de Paris les deux questions suivantes.
      I°. L'Auteur d'un Ouvrage, ou le Libraire, légitime ac-
quéreur de son Manuscrit, n'ayant obtenu qu'une simple Per-
mission, & non un Privilege exclusif; peuvent-ils s'opposer
à ce que d'autres Libraires réimpriment ce même Livre?
Peuvent-ils saisir leurs éditions, et les poursuivre comme con-
trefacteurs?
      2°. Est-il légitimement permis de réimprimer dans le Royau-
me des Livres publiés dans l'Etranger ?
      Mais il faut sauver nos adversaires de l'embarras de la réponse.


Chapter 1 Page 36



(31)

      Lorsque l'inventeur ou le possesseur de quelque objet que ce
soit, se détermine à l'exposer au Public, il lui communique
en même temps le droit, non pas de s'emparer de l'original,
mais très-certainement de l'imiter ou copier, si l'objet lui est
utile ou agréable.
      Il est donc évident que le propriétaire d'un Manuscrit, qui
en a vendu & distribué des copies au Public, sans avoir ob-
tenu un Privilege exclusif du Gouvernement, n'est pas fondé
à se plaindre, si ceux qui ont acheté ces copies, en font mul-
tiplier à leur gré les exemplaires; car il leur a communiqué
par cette vente une propriété égale à la seule espece de pro-
priété qu'il pouvoit avoir.
      C'est donc dans le seul Privilege exclusif accordé par le
Gouvernement, qu'existe le droit exclusif de multiplier & de
vendre les copies d'un Ouvrage, ensorte que la propriété d'un
Manuscrit se communique par la vente ou cession des copies,
tandis que la propriété du Privilège se conserve nonobstant
cette vente. Il est bien nécessaire de distinguer ces deux sortes
de propriété, si l'on veut s'entendre.
      Car dans le cas où l'Auteur n'a point obtenu de Privilege,
le Libraire, acquéreur de son Manuscrit, ne peut avoir acheté
de lui que la première espece de propriété, & lorsqu'il vend
et distribue les exemplaires de son édition, il doit être consi-
déré, comme communiquant à la pluralité & en détail, la pro-
priété qu'il avoit acheté seul, et pour ainsi dire en gros. En lui
cédant sa propriété, l'Auteur lui a transmis la faculté d'en re-
tirer, par son industrie & son commerce, un bénéfice plus ou
moins grand, suivant le mérite ou le succès de l'Ouvrage; mais
il n'a pu lui donner le droit exclusif de copier ou d'imprimer
son Ouvrage, & d'en vendre les copies, puisqu'il ne l'avoit
pas lui-même.
      Ces propositions sont de nature à ne pouvoir être contes-
tées, & il est à remarquer que de toutes les inventions, re-
cettes ou découvertes, qu'on a imaginées dans les Arts, les com-
positions littéraires sont les seules pour lesquelles on a excité
ces controverses, & personne jusqu'à présent n'a pensé que ce
fût faire un vol à l'inventeur de quelque objet, que de l'imi-
ter ou copier, lorsque sans s'être muni d'un Privilege exclu-


Chapter 1 Page 37



(32)

sif, il a rendu son invention publique par la vente ou autre-
ment.
      A-t-on jamais taxé d'injustice les célebre Académiciens de
l'Académie des Sciences de Paris, lorsque s'introduisant dans
les atteliers des Arts, ils vont épier la marche & les pro-
cédés des plus habiles Maîtres; leur dérober, pour ainsi dire,
leurs secrets, les divulguer ensuite & découvrir ces inventions au
Public, afin que chacun, en les imitant, puisse travailler avec
succès au profit général de la société. Quelqu'un oseroit-il les taxer
d'avoir été par ces conduites, les instigateurs de ce que les
Libraires appellent dans leur partie, un brigandage odieux ?
      L'Art des Gens de Lettres, l'Art par excellence, cet Art si
nécessaire à l'instruction publique, & aux progrès de tous les
autres Arts, seroit-il donc le seul qu'on voulût charger des en-
traves d'une propriété imaginaire? Et l'invention de l'Impri-
merie, au lieu de favoriser le cours de leurs productions, n'y
auroit-elle apporté que des obstacles de plus ? Car avant cette
époque, on n'avoit pas encore imaginé ce droit prétendu, qui
attribuoit aux Auteurs la faculté illimitée de faire & de distri-
buer les copies de leurs Ouvrages. On voit au contraire que
chacun pouvoit à son gré transcrire & vendre les copies qu'il
avoit achetées des Oeuvres des Savans.
      On dira peut-être qu’il n’y a point de comparaison à faire
entre le prix que coûtoient les Manuscrits, & le prix actuel
des Livres, & que la liberté dont jouissoient alors les acqué-
reurs des copies, étoit fondée sur le haut prix qu’ils en avoient
donné.
      Faire une pareille réponse, c’est vouloir tout confondre, &
tirer d’un fait étranger, des conséquences absolument dispa-
rates; car il n’est aucun homme de Lettres qui ne sache que
le haut prix qu’on payoit alors des Manuscrits, étoit rarement
le salaire du travail des Auteurs; mais que la beauté de l’écri-
ture & l’étendue de l’ouvrage du Copiste, décisoient seuls de
la valeur de ces copies, & qu’ainsi le droit de les multiplier ne
pouvoit provenir, comme on le prétend, du prix plus ou moins
grand qu’elles avoient coûté aux possesseurs.
      Les mêmes principes qui dirigent le commerce des Livres
imprimés, existoient avant l'origine de l'Imprimerie, dans le [commerce


Chapter 1 Page 38



(33)

commerce des Manuscrits, parce que la maniere de multiplier
les exemplaires n'a pu augmenter, ni diminuer les droits de
propriété réelle.
      En effet, si dans ces premiers temps un homme de Lettres
ayant acheté un Manuscrit 50 liv. tournois, avoit le droit d'en
multiplier à son gré les copies & de les vendre, il pouvoit donc
trouver dans la vente d'une seule de ces copies, ce haut prix
qu'il avoit donné à l'original, & il avoit en outre, comme
à présent, un profit proportionné au nombre des copies qu'il en
faisoit faire.
      Si celui qui achete aujourd'hui un exemplaire d'un Livre
imprimé, veut en multiplier les copies pour les revendre, il
ne peut le faire que par l'impression; & s'il a acheté à vil prix
l'exemplaire qui lui a servi de copie, il est évident qu'il ne
pourra aussi vendre qu'à vil prix, chacun des exemplaires qu'il
aura fait imprimer, & que le remboursement des avances, ainsi
que le profit de sa spéculation, ne pourront se trouver comme
dans le premier cas, que sur la vente d'un nombre plus ou moins
grand de copies; les frais de toute son édition forment donc
l'équivalent de la dépense que faisoient autrefois les Marchands
de Manuscrits, tant pour la premiere copie, que pour les trans-
criptions qu'ils en faisoient faire.
      Il faut conclure de tout ceci, I°. que depuis la découverte
de l'art de l'Imprimerie, comme auparavant, il n'a jamais existé
aucun droit exclusif naturel, sous quelque prétexte que ce puisse
être, d'invention, création ou autre, par lequel un individu
puisse s'arroger la prérogative de procurer seul à la société en-
tiere un objet utile ou agréable. 2°. Qu'il ne sauroit être per-
mis à personne de faire des efforts de génie, pour créer par
son industrie des nouveaux besoins aux hommes, s'il résultoit de
cette industrie, un droit exclusif d'y satisfaire. 3°. Que la vente
ou publication d'un ouvrage ou invention quelconque, est une
cession pleine & entiere de la jouissance, en faveur du Public,
laquelle entraîne nécessairement le droit d'imiter ou copier à
volonté. 4°. Que si la propriété des Inventeurs ou Auteurs em-
portoit avec elle le droit exclusif de vendre au Public la jouis-
sance de leurs découvertes, cette propriété seroit de nature
qu'en ne cessant de l'aliéner, l'Auteur la conserveroit toujours


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(34)

entiere & intacte; ensorte que tout Inventeur, & les siens,
seroient à jamais proprietaires privilégiés nés, & en même temps
possesseurs & vendeurs perpétuels des choses qu'il leur auroit
plu d'enfanter. Dans cette étrange supposition, il n'y auroit
rien, ni dans les Arts, ni dans les Sciences, dont la propriété
exclusive de fabrication & vente ne pût être revendiquée.
      Il est donc constant que le Souverain seul peut, pour récom-
penser l'industrie, accorder aux Inventeurs la faculté exclusive
de vendre à ses Sujets, pendant un temps limité, la participa-
tion et la jouissance de leurs inventions; & que le titre donné
par le Prince est l'unique fondement de ce droit exclusif, qui
n'appartient naturellement à aucune espece de propriété.
      Après avoir réglé sur des principes solides la véritable nature
de la Propriété Littéraire, nous devons venir à la seconde des
questions que nous avons proposé à nos adversaires, relati-
vement aux Ouvrages nouveaux qui appartiennent aux Pays
étrangers. S'ils se refusoient aux principes que nous venons de
détailler, ils ne pourroient la résoudre d'une ou d'autre ma-
niere, sans tomber dans une contradiction manifeste, soit avec
le système qu'ils veulent établir, soit avec leur propre conduite.
      S'ils disent que l'on peut légitimement réimprimer en France
les livres étrangers, cette maxime sera diamétralement con-
traire à leur systême de propriété; parce que les Libraires
étrangers ont aussi acquis leurs Ouvrages des Auteurs, avec les
mêmes droits, & de la même maniere qu'il se pratique à Paris,
& qu'il n'est pas mieux permis de voler (pour nous servir de
leurs expressions) ses voisins que ses concitoyens.
      Si au contraire ils soutiennent la négative, on pourra à juste
titre rétorquer contr'eux toutes les épithetes odieuses qu'ils
ont employées; parce qu'il est de fait que la moitié des Livres
qu'ils s'approprient, sont des Ouvrages enlevés aux Libraires
étrangers, ou à ceux des Provinces, & sur lesquels ils n'ont
aucune espece de droit. (13)
________________________________________________

      (13) Le sieur Didot jeune, Libraire de Paris, l'un des
ardens défenseurs de la propriété exclusive, voudroit-il nous
expliquer comment il fit l'acquisition des premiers Ouvrages
du célebre M. Tissot ? Quand & comment il traita dès-lors
avec cet Auteur ? Ce Médecin céda tou-


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(35)

      Les comparaisons dont se sert le Rédacteur de leur Mé-
moire, pour assimiler la propriété en Librairie à celle d'un
effet, d'une maison, sont aussi fausse & aussi illusoires que ses
autres raisonnemens. Le Libraire qui a acquis un Manuscrit,
& qui en a fait l'impression, a certainement une propriété bien
fondée & bien légale sur ce Manuscrit & sur l'édition qui est
dans ses Magasins. Cette propriété peut à tous égard être com-
parée à celle d'une maison, d'une terre, & de tout autre effet
légitimement acquis. Mais dès qu'il a vendu en tout ou en
partie ses exemplaires au Public, & qu'il en retiré un prix,
ils ne sont plus à lui, mais à ceux qui les ont achetés; & s'il
n'est fondé sur un titre accordé par le Gouvernement, il ne
conserve certainement aucune espece de droit sur ces exem-
plaires vendus, par lequel il puisse mettre des bornes aux usages
& à l'emploi qu'il plaira aux acheteurs d'en faire. (14)
________________________________________________

jours ses Ouvrages au sieur Grasset, Libraire à Lausanne. Le
sieur Didot ne respecta pas la propriété du Libraire Suisse ; il
surprit à la Chancellerie un Privilege pour l'Avis au Peuple, &
il s'arrogea le droit exclusif non seulement d'imprimer les
Œuvres de ce Médecin, mais même de s'emparer des exemplaires
du Propriétaire étranger, lorsque celui-ci en envoyoit dans le
Royaume.
      Pourroit-on demander à la Dame Desaint les titres de
propriété de la plupart des Ouvrages qu'elle s'attribue ? De quel
Auteur, par exemple, elle a acheté le Manuscrit de la Journée du
Chrétien
, petit Ouvrage usuel, qui prit naissance à Nancy, il
y a plus de cinquante ans; Ouvrage imprimé depuis, dans
toutes les villes du Royaume, qu'elle est venu saisir elle-même
chez le sieur Grabit, quoique ce Livret fût imprimé sur une
Permission du Sceau ; & cela en vertu d'un Privilege qu'elle
a eu la hardiesse de surprendre à la religion du Magistrat ?
De qui encore elle acquis le Manuscrit de l'Imitation de J. C.
par Gonnelieu
, Ouvrage ancien qui a appartenu
primitivement à la Librairie de Toulouse, & qu'elle a saisi
dans la même occasion ?
      La liste des Ouvrages dont les Libraire se sont emparés,
soit sur les Provinces, soit sur l'Etranger, formeroit un
Catalogue volumineux. Tous ces Ouvrages, dont il leur est
facile de surprendre des Privileges, quand ils le jugent à
propos, leur appartiennent exclusivement & éternellement
par droit de Privilege; & tous ceux qui qu'ils tiennent des
Auteurs leur appartiennent à toujours par droit d'acquisition.
Ergo, tout leur appartient & leur appartiendra.
      (14) Il seroit puérile de relever les étranges comparaisons
que le Mémoire des Libraires de Paris nous présente d'un ton
empoulé & fastidieux. Si ce Mémoire eût été fondé


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(36)

      Ce que nous venons de développer est plus que suffisant pour
démontrer que la faculté d'imprimer & de vendre exclusivement
un Livre rendu public, naît du Privilege seul, & non de l'ac-
quisition & de la possession du Manuscrit, puisque l'Auteur lui-
même n'a ce droit par aucun titre, s'il ne l'obtient du Gouverne
ment. Oser soutenir le contraire, ce seroit accuser des Gouver-
__________________________________________________

sur des principes & écrit avec ordre, on se seroit décidé à en
faire une réfutation réguliere & suivie. Mais on abandonne la
tâche de le suivre dans ses détours & ses replis à quelqu'un
qui veut bien s'égayer sur ce sujet. Notre cause est trop
importante pour ne pas nous en occuper entièrement. Ce ne
sera que par occasion, & lorsque la matiere l'exigera, que nous
dévoilerons l'illusion des sophismes employés par le Rédacteur.
      Cet industrieux Logicien compare les Libraires des
Provinces réclamant contre les continuations de Privileges, à
quelqu'un qui viendroit dire au Propriétaire d'une maison: »Il y
»a quarante ans que vous jouissez de votre acquisition, vous en
»avez été remboursé du double, je veux jouir à mon tour du
» plaisir d'être Propriétaire, je vais demander au Gouvernement
»des Patentes pour en obtenir l'investiture."
      C'est ainsi que par les paradoxes les plus hardis, on s'efforce
de tout confondre. Car pour que cette comparaison eût quelque
justesse, il faudroit que quelque Libraire de Province fût venu
dire à ceux de Paris:
      »Il y a longtemps que vous jouissez de l'avantage de
»vendre vos Livres, vous avez fait de gros profits au-delà de
»ce que ces Livres vous ont coûtés, je veux jouir à mon tour
»du même avantage, & je vais demander au Gouvernement
»des Patentes pour me mettre en possession de vos magasins
»& des Livres qui vous restent."
      Mais si mon voisin a fait bâtir une maison sur un plan
tout nouveau qui lui aura été vendu par un Architecte habile,
mais sera-t-il défendu, parce qu'il aura payé ce plan bien cher,
de faire élever une maison dans le même goût, sur mon propre
terrain, en achetant les matériaux & payant les Ouvriers ? Et
cet homme pourra-t-il, sous le prétexte que j'ai imité son plan,
& qu'il ne m'a rien coûté, faire saisir ma maison, s'en emparer
& me faire condamner en outre à des dédommagemens &
autres peines, en disant: »J'ai acheté le plan de ma maison, il
»n'est permis qu'à moi seul d'en faire bâtir de pareilles, & je
»ferai saisir toutes celles qui lui ressembleront dans le
»Royaume, eussent-elles été vendues & revendues mille fois;
»de plus, je ferai condamner les Propriétaires actuels, quand
»même ce ne seroit pas eux qui les auroient fait construire?»
Ce seroit-là certainement une maniere très-indécente & fort
odieuse de s'emparer du bien d'autrui. C'est pourtant ce que
prétendent & font aujourd'hui les Libraires de Paris contre
les Libraires des Provinces.


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(37)

nemens sages et éclairés, de l'injustice la plus absurde et la plus
révoltante. Car il est évident que dans cette fausse hypothese, les
Lettres de Privilege ne devroient point accorder ce droit, mais
seulement le confirmer; qu'elles devroient le reconnoître à per-
pétuité, & que ce seroit un attentat sur la propriété naturelle
que de le limiter et de le restreindre. C'en seroit un bien plus
grand encore, selon ce principe erroné, de ne pas revêtir tous
les Livres nouveaux, d'un Privilege exclusif, & de ne leur accor-
der que des simples Permissions d'imprimer, comme il arrive
ordinairement.
      Que les Libraires de Paris (15) oublient, pour un instant,
les idées d'accaparement que leur suggere une ambition trop
vaste & trop peu éclairée; qu'ils se rappellent ces temps heu-
reux où la Librairie fut spécialement soumise au respectable
Magistrat qui vient d'occuper une place au Conseil de notre
Monarque (16). Sous son administration, les Privileges furent
_______________________________________________

      (15) Quoiqu'on se serve de la dénomination générale
de Libraires de Paris, on ne doit attribuer la chûte de la
Librairie, & les vexations qui y ont été commises, qu'à un
petit nombre d'entr'eux, qui se sont emparés seuls du
commerce, soit des Provinces, soit de la Capitale, & tâchent
d'y perpétuer l'espece d'exaction & de monopole qu'ils
exercent depuis long-temps. Pour cacher leurs vues
ambitieuses, ils ont affecté d'attribuer le dépérissement du
commerce, aux prétendues contrefactions des Provinces, &
des délits imaginaires; tandis qu'il n'étoit que l'effet de leur
cupidité dévorante. Leur cris multipliés ont pu en imposer
à quelques-uns; mais il existe encore à Paris des Libraires
assez éclairés pour discerner la véritable cause du mal, &
qui, s'ils ne craignoient leurs Confreres, joindroient leurs
réclamations à celles que les Libraires des provinces ont
faites dans tous les temps.
      (16) M. de Lamoignon de Malesherbes, Ministre
d'Etat, avoit l'administration de la Librairie sous M. le
Chancelier de Lamoignon son Pere. Il avoit considéré
cette branche de commerce en homme de génie, en avoit
examiné les ressorts, l'ensemble & les détails. Il fut frappé
qu'il s'imprimoit beaucoup plus de Livres François chez
les Nations voisines, qu'il ne s'en imprime dans le
Royaume même, tandis qu'on pouvoit à peine citer
quelques volumes en langues étrangeres qui fussent sortis
des Presses de France. Il ne tarda pas à voir les causes de
cette étrange concurrence, soit dans la trop grande
multiplication des Privileges & la facilité avec laquelle
ils s'étoient accordés à tous requerans, soit dans une
censure trop rigoureuses établie en France sur les Gens
de Lettres. Il


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(38)

rares; on n'en accordoit que pour des Livres dont l'entreprise
méritoit de l'encouragement, ou qui ayant coûté à l'auteur de
_______________________________________________

sentit cependant la nécessité de rendre à l'Etat toute l'étendue
de ce commerce qui lui est propre, & il prit pour y parvenir les
seuls véritables moyens; il étandit la carriere des Gens de
Lettres, en laissant le champ plus libre à leur génie; il accorda
beaucoup de Permissions tacites & très – peu de Privileges; il
s'occupa enfin à délivrer la Librairie & la Littérature des
entraves injustes de tous ces droits exclusifs perpétuellement
prorogés, ou accordés sans motifs valables. Aussi ne tarda-t-on
pas à voir la Librairie du Royaume se relever rapidement de
ces pertes, & celle de l'Etranger, pour les Livres François,
décliner dans la même proportion. La Librairie de Hollande
fut presqu'aussitôt anéantie; elle s'étoit élevée par l'esclavage
des Auteurs & des Libraires de France, elle fut détruite par
la restitution qu'on leur fit de leur liberté naturelle. Telles
sont les heureuses influences des hommes éclairés &
bienfaisants.
      Mais des révolutions funestes arracherent cet illustre
Magistrat à l'œuvre qu'il avoit commencé. Dès-lors les
Libraires de la Capitale se hâterent de rétablir les
barrieres qu'il avoit arrachées & de faire perdre de vue
les vrais principes. Tous ceux qui en eurent les moyens
se firent adjuger arbitrairement des concessions
exclusives; elles furent encore plus multipliées
qu'auparavant, & la Librairie Françoise, de nouveau
enchaînée & circonscrite, retomba dans l'inaction. On
vit aussi-tôt se former chez l'Etranger & sur nos
frontieres une multitude de Sociétés Typographiques
& d'Imprimeries, où libre des Privileges & de la
Censure, on imprima & on fit un commerce considérable
de Livres François.
      Ce fut alors que les Libraires de Paris formerent
secrettement le projet de faire mettre des entraves soit
au commerce intérieur des Provinces, soit à la
correspondance qu'elles avoient avec les Nations voisines.
Pour y réussir ils imaginerent d'abord un plan d'imposition
sur les Livres qui s'imprimeroient hors de paris dans les
diverses Villes du Royaume: ils eurent la hardiesse de le
communiquer au Ministere; mais au lieu d'entrer dans leurs
vues particulieres, le Ministre fit rédiger un Edit qui
établissoit une imposition générale sur les Livres de Paris
comme sur ceux des Provinces. Atterrés par un pareil
succès, les Libraires de Paris firent les plus vives instances
pour anéantir leur propre ouvrage. il leur fut d'autant plus
aisé d'y parvenir, que cette étonnante imposition ne pouvoit
avoir lieu, & seroit tombée d'elle-même. La taxe surpassoit
de ving pour cent la valeur intrinseque des Livres; &
néanmoins le produit n'auroit pas rendu le dixieme des frais
de perception, parce que la Librairie auroit été anéantie. L'on
retira donc cet Edit , mais le Ministre des Finances ne
perdant pas de vue la taxe qu'on lui avoit indiquée sur les
Papiers imprimés, y substitua par Déclaration du premier
Mars 1771, une nouvelle


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(39)

longs & pénibles travaux, lui méritoient cette récompense:
les continuations furent constamment refusées, & les Ou-
_______________________________________________

imposition très-forte sur les Papiers blancs & Cartons qui
excita les plus vives représentation des Imprimeurs &
Fabricants de Papier.
      Cette Déclaration désastreuse nécessita les palliatifs &
servit de prétexte à des précautions de plus en plus destructive:
on y avoit envoyés de France à l'Etranger, en sorte que les
Libraires du Royaume n'eurent pas de peine à démontrer
que payant un impôt excessif dont les Imprimeurs étrangers
étoient exempts, la Librairie nationale ne pouvoit plus
soutenir aucune espece de concurrence, & que ces derniers
en s'emparant tout-à-fait de ce commerce, consommeroient
tous les Papiers de France. Cela étoit évident; pour y obvier
on eut recours à un expédient singulier; on persuada au
Ministre qu'il falloit barrer l'entrée du Royaume, en mettant
sur les Livres françois & latins venant de l'Etranger une
taxe exorbitante, & pour ainsi dire prohibitive, car elle
excédoit la valeur même des Livres. Un impôt aussi
effrayant pouvoit en effet rallentir l'introduction dans
le Royaume des Livres françois dont on prévoyoit avec
raison que les Libraires étrangers alloient faire l'objet
de leurs spéculations, à la faveur de l'exemption dont
ils jouissoient sur les Papiers de France, mais ce remede
étoit pire que le mal; on ne fit pas attention qu'il se
consomme plus de Livres françois chez nos Voisins
qu'en France même, & que si par cette taxe on parvenoit
en effet à empêcher l'introduction dans le Royaume des
Editions françoises imprimées par les Libraires étrangers,
ceux-ci se trouvoient par contre-coup maîtres &
possesseurs absolus du commerce des Livres françois
hors de France, & que la Librairie nationale se trouvoit
ainsi frustrée de la branche la plus considérable de sa
correspondance & la seule avantageuse à l'Etat. On ne
fit pas attention que les Livres imprimés en France ne
circulent en Europe que par la voie des échanges avec
les Livres imprimés chez l'Etranger, & que par cet
impôt, l'échange étant supprimé, la Librairie de France
alloit rester concentrée dans l'enceinte de nos frontieres;
on ne fit pas attention que le Royaume seroit privé par
là, de toute circulation des Livres anciens & modernes,
latins & françois, & que nos Gens de Lettres seroient
exclus, pour ainsi dire, de l'Universalité de la Littérature
& des Sciences; enfin on ne vit pas que la langue
Françoise étant répandue dans toute l'Europe, on forçoit
les Libraires étrangers d'imprimer tous nos Libres, en
supprimant par l'impôt leur commerce avec nous. En
effet, aussi-tôt que ce honteux impôt eût été établie sur
les productions du génie, on vit multiplier & prospérer
rapidement les établissemens mêmes qu'on avoit voulu
détruire, & le Ministre qui avoit créé cette étranger
imposition, se hâta de l'annihiler, pour ainsi dire, par
plusieurs réductions successives.
      Les résultats frappants de ces deux


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(40)

vrages d'une classe inférieur ne furent ordinairement revêtus
que de simple Permissions. Ce Magistrat éclairé, qui fut le
Protecteur de la Librairie & des Gens de Lettres, dont le nom
chéri n'est prononcé qu'avec vénération & attendrissement par
tous les Libraires du Royaume, auroit-il ignoré les principes
du droit commun & du bien public ?
      Si l'homme de Lettres non content de la propriété réelle
& légitime qu'il a sur ses productions, veut sortir de la classe
commune & générale des propriétés ordinaires, pour donner
à la sienne une extension indéfinie & sans bornes, & qu'il pré-
tende soumettre la société entiere & même les générations fu-
tures, à recourir à lui et aux siens, sous prétexte qu'il a créé,
inventé, donné l'être, l'existence, la vie
à ses Ouvrages, il en
résultera nécessairement que toute imitation sera à jamais pro-
hibée, & qu'à peine de commettre un vol manifeste, il ne
sera permis à personne de mettre à profit l'industrie des au-
tres, ni pour son besoin, ni pour ses plaisirs, sans s'être adressé
à l'inventeur, & lui avoir payé la taxe qu'il voudra lui impo-
ser. Il en résultera que tout inventeur, sans exception, pourra
former la même prétention; que l'invention la plus médiocre &
le plus sublime effort du génie auront un droit égal à cette
étrange prérogative parce qu'ils sont également le produit de
l'imagination qui les a enfantées.
      Si un systême aussi absurde pouvoit s'accréditer, l'on verroit
de tous côtés s'élever des réclamations de propriétés. Il n'est
point d'arts, point de professions où l'on ne vit une multitude
de particuliers vouloir s'arroger un droit exclusif sur quelques
objets dont eux ou leurs aïeux auroient été les inventeurs. Il ne
paroîtroit pas une mode nouvelle, pas un bijou, dont ceux
________________________________________________

administrations opposées ont dû faire connoître évidemment
laquelle des deux étoit préférable, & ont démontré pour jamais
les vrais principes par lesquels la Littérature & la Librairie
doivent être gouvernées.
      L'évidence de ces principes a été sentie par le respectable
Magistrat qui gouverne la Librairie. Déjà dans une des principales
Villes de France, il y avoit fait fleurir ce commerce par une
protection sage & éclairée, & la Librairie du Royaume est bien
fondée à espérer de son administration la juste liberté qui doit
l'élever au-dessus des usurpations continuelles des Libraires
étrangers.


Chapter 1 Page 46



(41)

qui les auroient imaginés ne voulussent interdire l'imitation &
la vente aux autres hommes. Et certes, cette prétention seroit
moins dangereuse que celle des Libraires de paris. L'on peut
sans inconvénients se passer des choses frivoles, si elles sont trop
cheres & trop peu multipliées; mais la plus grande partie des
Livres sont de nécessité absolue, & il est intéressant qu'ils soient
répandus par-tout, & à des prix modérés.
      Seroit-ce la somme des peines & du travail qui auroit pu
établir ce genre singulier de propriété? Mais il y a des Auteurs
qui n'enfantent qu'à la longue & à force de sollicitudes quelques
minces Ouvrages, tandis que d'autres produisent rapidement &
avec facilité de nombreux volumes. Seroit-ce le mérite des pro-
ductions ? Mais pourquoi l'Ecrivain médiocre n'y auroit-il pas
autant le droit que l'Auteur le plus éclairé?
      Tout homme doit à la société le tribut de ses facultés phy-
siques & intellectuelles, en échange de ce qu'il reçoit des au-
tres individus qui la composent. L'homme de génie qui lui
communique ses lumière ne fait que lui restituer en échange,
le produit de celles qu'il en a reçues. Et celui qui en publiant
le fruit de ses recherches, prétendroit qu'on ne pût jamais jouir
de ses découvertes sans avoir recours à lui, & qui formeroit
ainsi le projet de mettre à contribution ses contemporains &
la postérité, seroit un homme injuste à qui la société devroit
tout refuser.
      Nous ne prétendons pas ici blesser la juste propriété qui appar-
tient au génie. Rien n'est plus à nous que ce que nos travaux,
nos combinaisons, nos observations, nos calculs nous ont fait
découvrir ou imaginer. Mais une fois que nous en avons
reçu un prix; soit en argent, soit en gloire, tous nos conci-
toyens, tous les hommes ont droit de jouir librement du pré-
sent que nous leur avons fait. (17)
________________________________________________

      (17) Quelques Ecrivains aussi peu éclairés sur leurs vrais
intérêts, que sur celui de leur réputation, imaginant avoir
découvert une mine d'or dans ce nouveau système de propriété,
ont réuni leurs déclamations à celles des Libraires de Paris.
L'illusion de la cupidité leur voilant la contradiction ridicule
qui se trouve entre leur conduite & leurs principes, ils n'ont
pas réfléchi qu'étant souvent eux-mêmes de serviles copis-


Chapter 1 Page 47



(42)

En admettant le systême de propriété des Libraires de Paris,
les Lettres de Chancellerie seroient inutiles & superflues. En
_________________________________________________

tes, ils étoient alors les plus injustes des contrefacteurs. Que peut-
on penser, en voyant un de ces Auteurs poursuivi lui-même pour
une contrefaction de ce genre très-apparente, s'écrier dans ses
défenses, qu'on auroit dû vouer les contrefacteurs à l'infamie, en
les condamnant aux peines réservées aux plus vils malfaiteurs?
Nous nous sommes permis de changer ses expressions, pour en
sauver l'indécence & la témérité. Si l'Auteur n'eût pas été
actuellement en procès avec des Libraires de Paris, nous l'eussions
soupçonné d'avoir été gagé par eux pour donner quelque
consistance à des préjugés odieux. Au reste, ces expressions
hasardées & violentes ne sont dues qu'à l'effervescence que
produit la dispute, & elle prouvent tout au plus que l'Ecrivain
le plus judicieux & le Jurisconsulte le plus éclairé peuvent errer
quelquefois.
      Mais les génies bienfaisans qui consacrent leurs travaux au
bonheur de l'humanité, dont la plume conduite par le désir
d'instruire leurs semblables sacrifie à la gloire un sordide intérêt,
sont bien éloignés d'adopter des idées aussi injustes & aussi
avilissantes. Ecoutons sur cette matiere l'un d'entr'eux, à l'occasion
d'un de ses Ouvrages qui venoit d'être contrefait.
      »Nous ne nous plaindrons pas, dit-il, de la conduite de ces
»Imprimeurs; car nous croyons que le seul Privilege exclusif qui
»appartienne essentiellement à un Auteur, quelque distingué qu'il
»puisse être, est celui de voir, de sentir, de penser, de s'exprimer
»mieux que ceux qui lui sont inférieurs en génie, en lumieres, ou
»en talens. Le profit inséparable de ce Privilege est d'avoir bien
»dit ou bien fait des choses agréables ou utiles, & les divers
»avantages attachés à cet honneur. Mais le droit exclusif de copier
»des copies déjà publiques, ne nous semble appartenir à personne.
»Que l'on considere ce mot, déjà publiques. Celui qui copieroit ou
»feroit imprimer un Manuscrit sans la permission de l'Auteur,
»commettroit un vol, & même une infidélité plus infame qu'un vol.
»Mais lorsqu'un Livre est imprimé & qu'il se vend publiquement,
»chaque exemplaire appartient à celui qui l'a acheté. Il peut en faire
»tout ce qui lui plaît, le prêter à ses amis, le vendre, l'apprendre par
»cœur, le copier pour soulager sa mémoire, ou pour son plaisir, ou
»pour toute autre raison, & enfin de prêter, donner ou vendre les
»copies qu'il a faites de l'exemplaire qui étoit à lui. Quand nous
»disons qu'il le peut, c'est-à-dire seulement, selon le droit naturel.
»Nous n'ignorons pas qu'il y a dans beaucoup de pays des Loix
»qui le défentent ; & nous savons bien aussi que ces Loix sont
»inexécutées & inexécutables. D'ailleurs il ne s'agit point ici
»d'autorité, mais de la justice. En la réclamant pour la liberté du
»commerce des Copistes ou Contrefacteurs, on ne nous soupçonnera


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(43)

effet, si la prérogative des Auteurs pouvoit conférer le droit
exclusif de multiplier et vendre à jamais les copies de leurs
Ouvrages, la censure et l'approbation (si nécessaires pour em-
pêcher la publication des mauvais Livres) suffirait seules pour
laisser aux Propriétaires des Manuscrits la faculté d'exercer leur
droit prétendu de les imprimer perpétuellement et exclusivement.
      Bien loin qu'une pareille prétention fût favorable à la Litté-
rature, elle en entraîneroit infailliblement la chute. La circu-
lation des idées & des découvertes seroit anéantie, les Livres
imprimés resteroient ignorés, dans leur propre berceau; la
difficulté de se les procurer, retarderoit l'avancement & les
progrès des Sciences; la Profession honorable des Gens de
Lettres n'existeroit plus que par de honteuse concussions. L'a-
vidité de mille Ecrivains mercénaires dépouilleroit le vrai mé-
rite, & étoufferoit le génie. Si on substitue l'argent & la cupi-
dité à l'honneur, aux distinctions, aux applaudissements, la Lit-
térature sera avilie, & ne produira plus rien de grand. L'homme
qui se consacre à éclairer sa patrie, ainsi que celui qui se dé-
voue à la défendre, doivent vivre de leur état; mais ils la ser-
viront mal, si conduits par l'avarice, ils perdent de vue la
gloire la plus flatteuse des récompenses.
      Puisque la faculté exclusive de fabrication & vente, ne peut
être conférée qu'en vertu des Privileges accords par le Sou-
verain, il est évident que ceux de la Librairie sont dans la
classe des autres Privileges de commerce. Rien ne les en dis-
tingue; ils viennent du même principe & ont le même but.
Le Gouvernement en accordant les uns & les autres, a égale-
ment en vue de procurer une récompense aux talens, & de
donner quelque encouragement aux entreprises utiles.
      Le Rédacteur du Mémoire des Libraires de Paris fait ses
efforts pour trouver entre ces Privileges une différence imaginaire.
Il objecte d'abord la prééminence des productions littéraires sur
_________________________________________________

»pas d'avoir des vues intéressées; car nous ne contreferons jamais
»l'Ouvrage de personne ; & trois ou quatre des nôtres ont déjà eu
» l'honneur un peu onéreux de l'être en Hollande & à Yverdun.
»Mais nous nous croirions bien indignes de la tâche à laquelle
»nous avons voué notre travail, si cet accident pouvoit influer
»sur notre opinion.»


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celle des Arts. Mais cette prééminence ne fait rien à la chose.
Elle n'empêche pas qu'un Livre imprimé, quelque sublime qu'il
puisse être, ne soit devenu un objet de commerce, & n'en doive
suivre les regles.
      L'inventeur d'une machine, d'une étoffe nouvelle, ou de
telle autre chose que ce soit, n'est pas moins le maître, le
possesseur de son invention, que l'Auteur l'est du Livre qu'il
a créé, quelque différence qu'il puisse y avoir entre le mérité
de l'un & de l'autre. Il est même des cas où le premier méri-
teroit mieux d'être privilégié, parce que souvent, pour réussir,
il a été obligé de faire nombre d'essais dispendieux.
      Le même Rédacteur avance qu'il est plus facile de contre-
faire les Livres qu'une invention mécanique, & que pour cette
raison les Privileges des premiers doivent être plus strictement
protégés par le Gouvernement. Quoique cette assertion soit sans
fondement, on ne la lui disputera pas. On n'a jamais prétendu
combattre les Privileges légalement obtenus.
      Il ajoute encore qu'il est utile de contrefaire une invention
méchanique, parce que c'est le moyen de la perfectionner. Mais
qu'un Livre ne pouvant l'être que par l'Auteur, c'est lui en
ôter les moyens que d'en multiplier les éditions sans son aveu.
Il paroît d'abord que cet Ecrivain qui a tant écrit, tant dé-
clamé, tant répandu d'invective pour défendre, pour étendre les
propriétés littéraires, fait bien peu de cas de celles des autres
classes. Passons-lui cet écart, mais non l'absurdité de la consé-
quence; car plus un Livre sera multiplié & répandu, & plus
l'Auteur trouvera de ressources, dans l'accueil du Public, &
dans le jugement qu'en aura porté le grand nombre des Lec-
teurs, pour retravailler & améliorer son Ouvrage.
      Le Mémoire des Libraires de Paris contient sur cet objet
une foule d'autres raisonnemens aussi peu judicieux & aussi in-
conséquens; ce seroit tomber dans le puéril que de les relever
tous; on les abandonne à leur propre futilité.


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(45)

III. PROPOSITION.

La limitation des Privileges & la liberté du Commerce sont
avantageuses aux Gens de Lettres.

      A défaut de raisons solides pour colorer leurs usurpations,
les Libraires de Paris y ont substitué les calomnies & les in-
vectives, armes ordinaires de l'injustice. Ils les ont employées
auprès des Magistrats, pour les surprendre & leur arracher des
ordres funestes à la tranquillité, à la fortune, & à l'honneur
des Libraires des Provinces. Ils les ont aussi répandues avec
prodigalité dans le Public; mais c'est sur-tout parmi les Gens
de Lettres qu'ils ont essayé de verser leurs poisons, afin de les
intéresser à soutenir avec eux des prétentions outrées.
      En supposant pour un instant que la limitation des Privi-
leges pût être défavorable aux vraies prérogative des Auteurs;
si cette limitation étoit réellement avantageuse & nécessaire au
bien public, ainsi que nous le démontrerons dans la suite, il
ne s'en trouveroit guere parmi eux qui ne sacrifiassent avec joie
leurs intérêts particuliers & momentanés, au bien général & uni-
versel. Sous ce titre d'Auteurs, nous n'entendons désigner ici que
les génies vraiment créateurs, les seuls qui aient quelque droit
à la propriété. Or cette classe d'homme la plus éclairée, est en
même temps la plus généreuse, la plus équitable, & la moins
susceptible d'un sordide intérêt. Ces esprits élevés & bienfai-
sants goûtent la plus douce des satisfactions, en voyant les Peu-
ples profiter des lumieres & des découvertes inappréciables qu'ils
leur ont communiquées, & ils sont bien loin de prétendre au
droit tyrannique de tenir toujours dans leurs mains le flambeau
qu'ils ont allumé, pour fixer un prix vil & mercénaire à tous les
rayons qu'ils en laisseroient échapper. (18) La basse cupidité,
__________________________________________________

      (18) Un Ecrivain célebre, qu'on ne soupeçonnera pas d'avoir
adopté de faux raisonnemens, l'Auteur enfin de la Logique ou l'Art
de Penser
, &c. s'exprime ainsi au commencement de son second
Discours. »Tous ceux, dit-il, qui se portent à faire part au Public
»de quelques Ouvrages, doivent en avoir abandonné la propriété
»en les ren-


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l'avarice exclusive ont bien pu s'insinuer chez des Libraires;
mais ces passions humiliantes ne peuvent avoir d'empire sur des
ames nobles qui se sont dévouées au sublime emploi d'éclairer
leurs concitoyens.
      Mais si bien-loin d'être contraires aux prérogatives des Gens
de Lettres, les Loix que nous réclamons sont parfaitement con-
formes à leurs justes prétentions, que pourront répondre nos
adversaires ?
      L'homme de génie qui entre dans la carriere pénible et ho-
norable de la Littérature, peut avoir ces trois objets en vue;
d'éclairer ses semblables, d'éterniser sa réputation, & même de
retirer quelque salaire de ses travaux
      Quant aux deux premiers points, il ne faut pas de grands
raisonnemens pour démontrer que les entraves du Privilege ex-
clusif mettant une barrière à la circulation, arrêtent consé-
quemment le cours des Livres, retardent le progrès des lumie-
res, bornent la réputation des Auteurs, & diminuent le tribut
de reconnoissance & de gloire qu'ils recevroient d'un plus grand
nombre de lecteurs. A l'égard du troisième motif, nous n'au-
rons pas de peine à prouver que le système des Libraires de
Paris, est réellement nuisible à l'intérêt pécuniaire des Ecrivains.
Nous entrerons dans quelques détails à ce sujet.
      Les libraires de paris sont parvenus à étendre leurs préten-
tions exclusives sur tous les Livres qui existent; anciens ou nou-
veaux, nationaux ou étrangers, usuels ou frivoles, tout est de
leur patrimoine; ou, pour nous servir de leurs expressions, ce
sont-là leurs vignes, leurs près, leurs terres, où il n'est permis
à personne de glaner après eux. Mais comme ces champs sont
beaucoup trop vastes & trop multipliés pour attirer tous égale-
ment leur attention, ils s'attachent par préférence à ceux qui
exigeant moins de travail & de frais, leur rapportent autant
ou plus de produit.
___________________________________________________

»dant publics, & les regarder avec la même indifférence qu'ils
»feroient des Ouvrages étrangers. Le seul droit qu'ils peuvent
»s'y réserver légitimement, est celui de corriger ce qu'il y auroit
»de défectueux, à quoi les divers jugemens qu'on fait des Livres
»sont extrêmement avantageux.


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(47)

      Il y a plusieurs classes parmi les Livres qui circulent dans le
commerce de la Librairie. Tous les Ouvrages que le goût ou
l'utilité du public ont consacré à être de la source & l'aliment
des diverses connoissances, sont devenus par l'usage, des Livres
de besoin & de nécessité; & le débit de ces Livres est aussi
facile qu'il est considérable. Comme ce sont presque tous des
articles anciens, ou enlevés aux Provinces & aux Etrangers,
ils ne coûtent aucuns frais de Manuscrits ni d'Auteurs. Voilà ce
champ qui exige peu de travail & de dépenses, & qui rend
d'immenses profits aux usurpateurs exclusifs.
      Ces sortes d'Ouvrages, en raison du besoin public, & de
l'assurance du débit, devoient naturellement être vendus à un
prix honnête & modéré. Mais à l'abri des perpétuelles & suc-
cessives prorogations de Privileges, obtenues sans titre comme
sans motifs, les Libraires de Paris se sont procuré les moyens
d'y mettre impunément des prix arbitraires & exorbitants, &
ainsi par la plus indigne des concussions, ils se sont préparé un
champ abondant & fertile dont le Public fait tous les frais.
      C'est cette classe de Livres usuels & adoptés par le Pu-
blic que les Libraires de Paris s'efforcent de s'attribuer, & sur
laquelle ils défendent le plus opiniâtrément leur prétendue pro-
priété. C'est pour se rendre maîtres exclusifs de ces Ouvrages
qui sont devenus le patrimoine alimentaire de la Nation entiere,
qu'ils vont porter la désolation chez les Libraires des Provin-
ces, & leur arracher des Livres destinés au besoin du Peuple,
& de tous ceux qui dans les Provinces desirent de cultiver leur
esprit.
      Les Livres nouveaux que produisent journellement les Gens
de Lettres, auroient par la nouveauté même un avantage sur
ces Livres usuels; mais comme il fait en acheter les Manus-
crits & courir les risques du succès, les Libraires de Paris pos-
sesseurs exclusifs d'une infinité de bons Livres qui ne leur coû-
tent rien, s'y attachent par préférence, & se rendent intrai-
tables pour les Auteurs à qui ils ne cessent de dire d'un ton
sec & dédaigneux, qu'ils sont surchargés, qu'il y a trop de Li-
vres, &c.
      En effet, tous les principaux & les plus riches Libraires de
paris ne font que peu de Livres nouveaux. Les Ouvrages an-


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ciens les plus courants, liés dans leurs Magasins par les chaînes
du Privilege, sont presque uniquement la totalité de leur com-
merce. Pour s'en convaincre il n'y a qu'à parcourir leurs Cata-
logues. La seule ressource des Auteurs est donc auprès des Li-
braires qui sont les moins aisés, & par là même moins en
état de payer les Manuscrits, & de faire circuler les Livres.
      Il est donc évident que les principaux Libraires de la Capi-
tale, étant, comme ils le sont, possesseurs exclusifs de tous
les bons Livres, ne peuvent suffire ni à les vendre, ni à les
réimprimer; que dans cette position ils doivent être inabor-
dables aux Auteurs; qu'ils leur font une grace rare & insigne
lorsqu'ils consentent à mettre un prix à leurs Manuscrits & à
s'en charger.
      Or quel parti prendront les Auteurs ? Feront-ils eux-mêmes
les avances de leurs Editions? Mais alors les Libraires de Pa-
ris, ces Despotes Littéraires, seront bien plus récalcitrants; ou
ils refuseront de donner cours dans leurs correspondances à ces
Editions d'Auteurs, ou s'ils font semblant d'y consentir, ils
laisseront vieillir dans un lieu écarté de leurs Magasins, les
Exemplaires qu'on leur aura confiés, et rendront enfin à l'E-
crivain, ses volumes oubliés, invendus & enfumés. Voudra-t-il
alors les vendre lui-même? Mais alors leur Réglemens à la main,
accompagnés d'une cohorte d'Huissiers, ils iront scandaleuse-
ment saisir ses Livres, ses Papiers, ses Registres. (19)
_________________________________________________

      (19) Il est à remarquer que les Libraires de Paris qui
affectent aujourd'hui de prendre un si vif intérêt à la propriété
des Auteurs, sont eux-mêmes les ennemis & les destructeurs
de cette propriété. Dans les Réglemens qu'ils se sont fabriqués
& sur lesquels ils ne consulterent jamais les Gens de Lettres,
ils ont eu l'indécence de réduire la prérogative des Ecrivains à
la faculté de pouvoir vendre les Manuscrits de leurs Ouvrages;
ils ont fait interdire le droit d'en vendre des copies imprimées,
& comme Marchands jurés de Livres, ils ont eu l'audace de
s'arroger exclusivement ce droit, aux dépens du droit naturels
des Auteurs mêmes. Si un malheureux Ecrivain voulant
échapper à cette odieuse usurpation, s'avise d'obtenir un
Privilege en son nom, ils sont assez téméraires, dans leurs
enregistremens, pour y stipuler des conditions contraires aux
termes mêmes de ce Privilege, par lesquels ils soumettent
l'Auteur à se conformer à leur Réglement de Librairie,
qui défend à


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(49)

L'auteur s'adressera-t-il aux Libraires des Provinces ? Mais
ceux-ci ne peuvent donner cours qu'aux Livres déjà connus &
recherchés; c'est par la Capitale seule que la voie de la gloire
& de la célébrité peut s'ouvrir ; les Libraires de Paris ne l'igno-
rent pas: aussi tout Livre nouveau imprimé en Province est-il
proscrit par eux; ils se refusent à les vendre, comme ils se re-
fusent à vendre les Ouvrages d'Auteurs, ainsi qu'ils ont coutume
de s'exprimer. (20) Ils ne veulent ni les débiter pour le compte
du Libraire de Province, ni en prendre en échange contre les
moindres de leurs Livres, ni en acheter à aucun prix; d'où
il arrive que les Libraires des différentes Villes du Royaume
n'ayant aucun moyen de faire connoître avantageusement les
Livres nouveaux, ne peuvent, sans trembler, faire aucune con-
vention avec les Ecrivains, même les plus célèbres. En effet,
on voit périr de vétusté dans leurs Magasins, les meilleurs
Ouvrages, lorsqu'ils n'ont pu les faire pénétrer chez les Li-
braires de la Capitale, tandis que des compilations monstrueu-
ses, absurdes & informes, passant pas les mains de ces der-
niers, obtiennent souvent les honneurs de plusieurs Editions,
quoique vendues à des prix excessifs.
      Dans l'état actuel des choses, les Auteurs sont donc sans res-
sources & sans débouchés pour leurs production; ils éprou-
vent auprès des Libraires de Paris le même sort à-peu-près
_________________________________________________

tous autres qu'aux Libraires de vendre, ni annoncer
aucuns Livres en leurs noms, soit qu'ils s'en disent les Auteurs
ou autrement
. En conséquence on les a vus dans tous les temps
faire des saisies scandaleuses chez les Auteurs qui commerçoient
leurs propres Ouvrages, & depuis peu d'années se porter à des
excès inouis contre un homme de Lettres d'un mérite reconnu,
qui poussé à bout, & obtint contr'eux une satisfaction éclatante.
Cette catastrophe ne les a pas ramenés à des sentimens plus
équitables, ils persistent dans une forme d'enregistrement,
contre lequel les Ecrivains devroient hautement réclamer. Ce
sont pourtant ces ennemis des prérogatives des Gens de Lettres
qui osent s'en dire les défenseurs.
      (20) Cette plaisante expression par laquelle les Libraires
de Paris désignent les Livres que les Auteurs ont fait imprimer
à leurs frais, prouve à quel point leur vanité étend leurs droits.
S'il ont acquis des Manuscrits, ce ne sont plus dès-lors des
Ouvrages d'Auteurs; ils se substituent pour le tout, à la place
des Ecrivains.


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(50)

que nos malheureux Ecrivains Dramatiques, leurs confreres, qui
ne pouvant parvenir à la célébrité par les Théâtres des Provin-
ces, sont obligés de soumettre leurs Pieces au Tribunal co-
mique des Acteurs de la Capitale; Jurisdiction unique, souve-
raine, dédaigneuse, impitoyable; où les talens sont bernés,
renvoyés, refusés, rebutés, au bruit des ridicules bâillemens de
ces Déclamateurs, & des rires légers & folâtres des Singes de
Melpomene & de Thalie.
      Mais si conformément aux loix de la Librairie, & au droit
commun, le Ministere se refuse aux prorogation des Privi-
leges, ainsi qu'aux Privileges des Livres publiés originairement
chez l'Etranger, il en résultera que les Libraires des Provinces
pouvant réimprimer concurremment avec ces de Paris, les Ou-
vrages anciens & usuels, ces derniers ne seront plus les maîtres
d'y fixer des prix arbitraires. Leurs bénéfices sur ce genre de-
venant alors plus modiques, ils rechercheront les Auteurs & les
Gens de Lettres; ils les provoqueront à écrire, bien-loin de les
rebuter, & ils s'empresseront à acquérir des Manuscrits qui
étant seuls susceptibles de Privileges exclusifs, leur procureront
toujours l'avantage de les pouvoir vendre chérement. Dès-lors
ce que ne fait aujourd'hui que l'objet secondaire de leur com-
merce, en deviendra le premier mobile; la concurrence pour
acquérir des Manuscrits augmentera, & les Gens de Lettres ac-
cueillis par les Libraires, reprendront l'ascendant dû aux talens,
& pourront retirer de leurs travaux un tribut juste & mérité.
      Nous pourrions terminer ici cette Proposition. Mais ne voulant
rien laisser d'obscur dans une cause où nos adversaires emploient
les détours & les calomnies de tous genres, nous ajouterons en-
core quelques observations à cet égard.
      Le Rédacteur du Mémoire, affectant toujours de confondre
les réimpressions des Livres anciens dont le Privilege primitif
est échu, avec les contrefactions des Ouvrages nouveaux, repré-
sente les Libraires des Provinces comme des brigands cantonnés
dans l'obscurité
, se tenant à l'affut des meilleurs Livres qui pa-
roissent, pour s'en emparer. Cette imputation téméraire seroit
peut-être facile à confondre. Mais supposons pour un moment
que quelques Libraires se soient livrés à ce genre de brigan-
dage, doit-on inculper la généralité des Provin-


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(51)

ces, tandis qu'ils ne cessent de répéter hautement qu'ils sou-
tiennent aussi-bien que ceux de Paris, les droits & l'utilité des
Privileges légitimes, & qu'ils en réclament l'exécution ?
      Allons plus loin, & toujours en supposant l'existence des
contrefactions qu'on allégue, voyons quelle en est la cause &
quel en est le remede.
      Les Libraires de Paris ont dépouillé d'une main avide la Li-
brairie du Royaume. A l'aide de titres surpris à l'autorité, ils
ont intenté en différens temps les procès les plus iniques; ils ont
fait des poursuites les plus indécentes contre divers Libraires des
Provinces, pour les ouvrages les moins susceptibles de contesta-
tion, ainsi qu'ils l'ont pratiqué contre les défendeurs. Or si
un Libraire de Province qui veut maintenir son commerce
& soutenir sa maison, est également vexé & poursuivi pour
la réimpression des Livres les plus anciens, les plus communs
& les plus usuels, comme pour la contrefaction des Ouvrages
nouveaux les plus précieux, l'alternative ne sera pas douteuse;
risque pour risque, il s'attachera à l'entreprise la plus avanta-
geuse & la plus lucrative. Alors tout-au-plus pourroit-on le re-
garder comme un malheureux privé de toute aliment, qui se
jette sur la proie la plus nourrissante, & en arrache quelques
lambeaux aux premiers déprédateurs.
      Mais que l'on fasse cesser la cause primitive de ce désordre.
Que les Libraires de Paris, plus éclairés & moins avides, aban-
donnent de prétendus droits évidemment extorqués & envahis.
Que la concurrence étant rétablie pour la réimpression des Li-
vres dont les Privileges sont expirés, laisse aux Provinces la fa-
culté de glaner après que la Capitale aura recueilli d'abondantes
récoltes. Dès-lors tout rentrera dans l'ordre. Quel sera le Li-
braire imprudent qui s'exposera aux risques d'une commerce
dangeureux & prohibé, pouvant en exercer un juste & permis ?
Si malgré cela, il s'en trouvoit encore quelqu'un dans ce cas,
qu'on le livre à l'animadversion publique & à toute la sévérité
des Loix.
      Les Libraires de Paris, lorsqu'ils traitent du prix d'un Ma-
nuscrit avec un Auteur, ne manquent jamais, pour l'avoir à
plus bas prix, d'objecter le danger des contrefactions. C'est une
ruse de commerçant à laquelle les Gens de Lettres ne devroient


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(52)

plus se laisser surprendre. Qu'un Manuscrit soit revêtu ou non
d'un Privilege, cela influe peu sur le prix que le Libraire y met.
Il est beaucoup d'Ouvrages pour lesquels le Gouvernement ne
veut accorder que des Permissions simples, & souvent même
que des tolérances ou Permissions tacites; ces Manuscrits n'en
sont pas vendus pour cela à moindre prix. La raison en est na-
turelle.
      L'on ne peut juger sainement du mérite d'un Livre, ou du
moins du cours qu'il aura, qu'après sa publicité. Le Public est
un Juge sévere qui n'a égard ni à la prédilection que tout Ecri-
vain a naturellement pour ses productions, ni au jugement du
Libraire & de ceux qu'il a pu consulter sur le mérité de l'Ou-
vrage. D'après cela il est certain que tout Libraire qui achete
un Manuscrit ne peut faire son calcul que sur le produit de la
premiere édition, & qu'il joint aux frais d'impression, le prix
du Manuscrit, & son bénéfice qui est toujours porté fort haut.
      S'il arrive qu'il s'en fasse une seconde, une troisieme édition,
ou davantage, c'est un bénéfice de surcroît dont le Libraire
jouit seul, & auquel il n'a eu aucun égard dans l'achat du
Manuscrit; parce qu'en effet c'est un succès qui ne pouvoit être
prévu. Or il est assuré que la premiere édition d'un Livre à Paris
se débite toujours, (21) à cause des avantages de localité dont
__________________________________________________

      (21) Pour contester ces faits les libraires de Paris ne
manqueront pas de citer quelques ouvrages dont les éditions ne
se sont pas consommées, & sur lesquelles l'Entrepreneur aura
perdu. On ne doute pas qu'il ne puisse s'en trouver quelqu'une
dans ce cas. Mais d'un événement particulier, qui peut provenir
de l'ineptie de l'Editeur qui se sera follement chargé d'une
rapsodie invendable, & qui n'aura su ni lire ni calculer, on ne
souroit établir une regle générale. D'ailleurs pour un Ouvrage
en partie invendu, nous en citerions un très-grand nombre qui
se sont débités rapidement, quoique médiocres.
      La premiere édition des Lettres de Clément XIV, tirée
à six mille exemplaires, s'est débitée en six semaines. Ce
Livre en deux petits volumes in-12. ne peut avoir coûté au
Libraire de Paris que 24 sols l'exemplaire au plus, le prix du
Manuscrit excepté. Il les a vendu 5 liv. en brochure au détail,
& 4 liv. en feuilles au Libraire. Laissons pour compensation
des frais du Manuscrit les 20 sols de bénéfice qu'il a eu sur
chaque exemplaire vendu au détail, & ne calculons que
d'après le prix marchand. Les 6000 exemplaires à quatre
francs ont produit 24000 liv. ils n'ont coûté que 7200 liv.
Or cette premiere édi-


Chapter 1 Page 58



(53)

jouit cette Ville, & desquels nous aurons occasion de parler plus
amplement dans la suite de ce Mémoire.
___________________________________________________

tion a donc rapporté 16800 liv. de gain net. La seconde en a produit
davantage, attendu qu'il n'y avoit pas les mêmes frais de Manuscrit
à faire; car les prétendues augmentations & corrections annoncées
avec emphase dans cette derniere édition sont évidemment une
charlatanerie. On cite cet Ouvrage pour exemple, parce qu'il est
récent; & on en rapporteroit mille autres, s'il étoit nécessaire.
      Ce même Ouvrage nous conduit à une autre remarque.
Malgré le prix exorbitant, les deux premieres éditions se sont
promptement vendues. Mais la consommation s'en est faite
principalement dans la Capitale: car à peine la premiere édition
fut-elle annoncée dans les Provinces, qu'elle étoit déjà épuisée à
Paris, & que le Libraire en refusoit. La cherté de ce Livre y
auroit d'ailleurs empêché sa circulation: mais neuf autres
éditions faites à Liege, à Avignon, &c. se sont débitées
toutes entieres & en même temps, parce qu'elles se sont
données à moitié prix de celles de Paris. Il résulte donc de là,
1°. que lorsqu'un Ouvrage est important ou que le Public en
est engoué, il est impossible au Libraire privilégié de
satisfaire seul à l'empressement de tous les Lecteurs d'une
extrêmité du Royaume à l'autre. 2°. Que dans ce cas les
éditions de Province ne font aucun tort aux éditions
primitives, comme dans l'exemple que nous avons cité,
où les deux éditions de Pairs n'ont pas laissé de se vendre
rapidement & chérement. 3°. Que ces éditions de Province
sont en quelque sorte nécessaire au Public, pour qu'il
puisse se procurer promptement & facilement ces Livres.
4°. Qu'elles sont avantageuses aux Auteurs mêmes, puisque
c'est par elles que leurs productions se répandent
généralement & vont à la célébrité.
      Les Lettres de Clément XIV seroient à peines
connues dans nos Provinces, sans les éditions à bas prix
que nos Voisins y ont dispersées. Aussi est-ce sous ce
point de vue que l'illustre Magistrat dont nous avons déjà
parlé (M. de Lamoignon de Malesherbes) considéroit la
Librairie: il n'accordoit gueres de Privileges exclusifs
pour des Ouvrages de ce genre.


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(54)

IV. PROPOSITION

Les prorogations de Privileges sont contraires au bien public.
Elles ont ruiné considérablement le Commerce des Provinces.
Elles ont diminué celui de la Capitale.

      La premiere partie de cette Proposition est si évidente, qu'il
suffit presque de l'indiquer pour en faire sentir la vérité.
      Si on regarde la plupart des Livres comme objet de luxe,
tels que ceux de pur amusement, & ces éditions fasteuses
& décorées qu'on hasarde se fréquemment aujourd'hui; il en
est bien plus encore qui sont de besoin & de nécessité abso-
lue. Les Livres sur les Sciences & les Arts, les Ouvrages
élémentaires & classiques, les Livres de Jurisprudence, de Mé-
decine & d'Agriculture, tous les Livres de piété, & une in-
finité d'autres, sont dans cette derniere classe, & plusieurs or-
dres de Citoyens sont nécessités à en faire usage.
      Si les entraves des Privileges exclusifs lient & enchaînent ce
genre de commerce, les avides Propriétaires de ces Privileges
exerceront donc à leur gré le monopole destructeur qu'ils ont éta-
bli depuis long-temps sur le Public, par les prix exorbitans de
leurs Livres. (22) Le particulier à qui sa fortune ne permettra
________________________________________________

      (22) Les volumes in-12, tels que ceux de l'Histoire de
France, de l'Histoire Ecclésiastique de l'Histoire des Variations,
&c. se vendent à Paris 3 liv. au particulier, & 50 sols aux
Libraires de Province. Les Ouvrages de même genre imprimés
en Province se donnent à 40 sols au particulier, & à 30 sols au
Libraire. Voilà donc une différence réelle de 33 pour cent sur
le prix du particulier, & de 40 pour cent sur celui du Libraire.
Cette différence est encore plus considérable sur les autres
formats dont le prix est à proportion plus excessif.
      Le sieur Duplain, Libraire à Lyon, voulant donner, il y
a trois ans, au Public, une édition plus commode en 2 vol.
in-4. du Dictionnaire de l'Académie Françoise, la veuve
Régnard de Paris, propriétaire exclusif de cet Ouvrage par
un Privilege éternel & indéfini, accordé à toutes les
production de l'Académie, exigea 4000 liv. pour lui donner
son agrément. L'édition du sieur Duplain étoit plus belle
& mieux exécutée que celle de Paris; il y fixa néanmoins
un prix plus bas de moitié.


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(55)

d'employer qu'une somme modique en Livres, sera contraint de
se priver de la plus grande partie de ceux qui lui sont nécessai-
res, & qu'il auroit pu se procurer s'ils eussent été à un prix
plus modéré. Eh ! combrien de Gens de Lettre, de Jurisconsul-
tes & de Médecins qui se trouvent dans ce cas ?
      Cet inconvénient n'est pas le seul qu'entraînent les Privileges
abusifs. La plupart des bons Livres, concentrés dans la Capi-
tale & aux environs, ne pénétrent que difficilement dans les en-
droits reculés du Royaume, où l'on ne peut avoir les Livres
de Paris que par la troisieme ou la quatrieme main: leur cir-
culation ne peut avoir lieu, à cause du trop petit bénéfice que
les Libraires des Provinces ont sur ces Livres, lequel ne leur
permet pas de les faire pénétrer à leurs risques & de main en
main, jusques dans les Campagnes & dans les Villes du second
ordre, où la consommation en pourroit être si utile & si avan-
tageuse aux Sciences & à l'Etat. Qu'on consulte donc les Gens
de Lettres, les Savans & les Artistes répandus dans le Royau-
me, & l'on apprendra d'eux, combien il leur est difficile de se
procurer les Livres dont ils ont besoin. En effet, les Libraires
des Provinces n'ayant nul avantage à en augmenter le débit,
ne se donnent aucun mouvement pour les répandre & les faire
connoître: ils se bornent à tirer de la Capitale ceux qui leur
sont commis. D'où résulte que beaucoup de Livres utiles sont
peu connus, & que les lumieres qu'ils contiennent restent en
pure perte pour la plus grande partie de la Société.
      Une foule considérable d'Ouvrage anciens, précieux & esti-
més, manquent totalement depuis nombre d'années: le Public
desireroit qu'il en parût de nouvelles éditions. Comme le débit
de ces Livres seroit moins prompt que celui des Livres plus
usuels, les Libraires de Paris, suffisamment occupés à ceux-ci,
les laissent manquer & ne les réimprimeront vraisemblablement
jamais. (23) Néanmoins leur dessein étant d'absorber & d'a-
__________________________________________________

      (23) Les Œuvres de Henrys, le Traité des Successions de
Le Brun, & autres excellens Livres, ont manqué aux Jurisconsultes
pendant plus de vingt années; les Libraires de Paris ne les ont
réimprimés, que lorsqu'ils sont su que des Libraires de Provinces
sollicitoient la Permission de les faire.
      Des Libraires de Lyon deman-


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(56)

néantir le commerce des Libraires de Province, ils ont étendu
leurs droits sur tous ces Ouvrages, & se sont constamment
opposés lorsque quelqu'un de ces dernier a voulu en faire l'en-
treprise. C'est ainsi que la jalousie & l'ambition frustrent le
Public des objets qui lui sont utiles, & arrachent aux Pro-
vinces tous les moyens de soutenir leur Commerce.
      Paris est le siege des Académies de tous les genres, & le
domicile des Gens de Lettres. A l'exemple de la Capitale, des
Societés Littéraires se sont formées dans la plupart des Villes du
___________________________________________________

derent en 1757 la Permission de réimprimer la Bible connue sous
le nom de l'Abbé de Vence, elle manquoit depuis long-temps, &
étoit mise au nombre des Livres rares. Ils ne purent l'obtenir, par
les oppositions & les cabales des Libraires de Paris; & cet
Ouvrage si utile aux Ministres de l'Eglise manqueroit encore, si
un libraire étranger n'en avoit fait l'entreprise. On lui en a permis
l'entrée en France, en la lui faisant payer chérement, à la vérité:
mais il n'en résulte pas moins que c'est un profit & une main-
d'œuvre qui ont passé à l'Etranger au détriment du commerce
national.
      Le Traité des Testamens de Furgole, ce Livre si estimé & si
usuel, manque depuis long-temps; le sieur Cellot, Libraire à Paris,
en annonce depuis dix ans une nouvelle édition sous presse: il
faut espérer qu'elle paroîtra un jour; quelques mois étoient plus
que suffisans pour cette impression. Des Libraires d'Avignon,
plus actifs, se sont avisés d'imprimer, vers la fin de l'année
derniere, en un recueil, le Traité des Testamens, avec tous les
autres Ouvrages de cet Auteur. Leur édition est déjà
presqu'entiérement débitée; & cela en France. Autre perte pour
l'Imprimerie & la Librairie du Royaume.
      Un Libraire de Geneve a eu le temps de débiter une édition
du Dictionnaire de Commerce de Savary, & il s'en seroit
consommé quatre autres, depuis que les sieurs Estienne, Libraires
à Paris, en annoncent une sous presse, qui n'y est pas encore, &
n'y sera peut être pas d'ici à ving ans. Les exemples en ce genre
sont si multipliés, qu'on ne finiroit point si on vouloit les rapporter
tous. Il y a mille Ouvrages utiles & précieux, dont le Public
jouiroit, si l'envie & l'avidité des Libraires de Paris n'y mettoient
obstacles. L'expression n'est point outrée; nous osons la défendre.
Pourquoi ces Libraires s'opposent-ils à ce qu'on réimprime en
Province, des Livres qu'ils ne peuvent ou ne veulent jamais faire
eux-mêmes ? Quel tort leur feroient ces réimpressions ? Et quel
autre motif peut les diriger, si ce n'est une avarice trop jalouse,
ou l'envie marquée d'empêcher aux Libraires des Provinces
d'élever & d'étendre leur commerce ?


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(57)

Royaume. Jamais on n'a tant chéri les Lettres, & jamais on n'a
été plus porté à s'instruire dans toutes les classes de Citoyens.
Cette émulation a gagné les endroits les plus reculés des Pro-
vinces. Les Nations étrangeres s'empressent de cultiver notre
Langue & de lire nos Auteurs. Depuis un siecle l'esprit humain
a fait des progrès considérables & étendu ses connoissances. Les
Ecrivains se sont multipliés, le nombre des Littérateurs est pro-
digieux. L'Imprimerie & la Librairie Françoise auroient donc
dû s'accroître également & suivre la même gradation. Elles ont
au contraire successivement décliné, & aujourd'hui il se fait
moins d'éditions en France qu'il ne s'en imprimoit il y a un
siecle. C'est ce qu'il est aisé de démontrer.
      En 1686, il y avoit vingt-huit Imprimeurs à Lyon, sans y
comprendre les Veuves. En 1695, ils furent réduits à dix-huit.
Depuis 1739, le nombre en est fixé à douze, & la plupart y
sont même sans occupation.
      Toutes les Villes du Royaume ont éprouvé les mêmes dimi-
nutions, en raison de leur grandeur & de leur Commerce. (24)
_________________________________________________

      (24) On remarquera que les différentes réductions
d'Imprimeurs ont toujours été faites à la sollicitation des
Libraires de Paris. Le Rédacteur de leur Mémoire ose encore
aujourd'hui proposer cette ressource comme un sûr moyen
de fermer la bouche aux Imprimeurs de Provinces, qui se
plaignent d'être sans occupation. Ce Conseil est bien digne
des destructeurs de la Librairie nationale. Tandis que sur nos
frontieres, nos voisins élevent de toutes parts, aux dépens de
notre commerce, des Imprimeries françoises; tandis que libres
de cette infinité de titres prohibitifs & exclusifs, ils y
multiplient les éditions de nos meilleurs livres, on ose dire
qu'il y a trop d'Imprimeurs en France, on a le front de solliciter
une réduction des Imprimeries; on a la témérité de vouloir
les sacrifier aux entraves mêmes qui en ont opéré la destruction.
      Les libraires de Paris ajoutent que le nombre des
Imprimeurs de Lyon & de Rouen est trop grand relativement à
celui de Paris. Ils est vrai qu'il y en douze dans chacune de
ces deux Villes, & trente-six dans la derniere. Cependant ce
seroit une erreur d'en inférer qu'on imprime à Lyon dans la
même proportion. Suivant les procès-verbaux des visites faites
en différents temps dans les Imprimeries de cette derniere
Ville, il ne s'y trouve depuis nombre d'années qu'environ trente
presses occupées; & il est certain que les trente-six Imprimeurs
de Paris en occupent ordinairement deux cents à deux cents
cinquante.
      Mais sur quoi notre équitable Ré-


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(58)

      Un Arrêt du Conseil du 2 juillet 1704 ordonna une réduc-
tion générale des Imprimeries dans toute l'étendu du Royaume,
un tiers de celles qui existoient alors fut supprimé, & on en
fixa le nombre à 285 dans 217 Villes.
__________________________________________________

dacteur peut-il fonder sa proposition ? Nous osons dire au
contraire qu'il est surprenant qu'il n'y ait pas en effet à Lyon, à
Rouen, &c. plus de presses occupées qu'à Paris même.
Expliquons ceci.
      1°. Cette derniere Ville est en général un lieu de
consommation, & non un endroit convenable aux fabriques.
Aussi n'y voit-on gueres que les métiers de stricte nécessité,
& quelques artisans pour les objets de luxe. Il n'y a aucune
de ces grandes & nombreuses fabriques que l'on trouve à
Lyon, à Rouen, à Marseille, & dans plusieurs autres Villes
de Province. 2°. La main d'œuvre étant à plus bas prix en
Province, le Marchant a meilleur compte d'en tirer les objets
de son débit tout travaillés. 3°. Si le Marchand de Paris déjà
très-occupé des détails de son commerce, vouloit y faire
fabriquer, il ne pourroit donner ses soins aux deux parties,
& elles en souffriroient l'une & l'autre. 4°. Si on vouloit y
établir des fabriques, en raison de son commerce ce
consommation, il faudroit attirer dans cette ville immense,
qui contient, dit-on, plus de huit-cents mille habitants, un
pareil nombre encore d'ouvrier & d'artisans, étendre à
proportion les habitations nécessaires, enfin rémédier à
tous les inconvénients physiques & moraux qu'entraineroit
une semblable population. Qu'arriveroit-il ensuite ? C'est
que n'y ayant plus ni relation ni rapports entre la Capitale
& les Provinces, toute circulation étant tarie & interceptée,
le reste du Royaume ne seroit plus qu'un cadavre
monstrueux sans force, sans mouvement & sans vie. Et le
tableau de ce que le Royaume seroit alors, représente
exactement l'état actuel de la Librairie en France.
      Paris est maintenant pour tous les autres genres de
commerce ce qu'il doit être. C'est un Océan où toutes les
Rivieres vont se rendre & se confondre; mais d'où les
mêmes eaux élevées en vapeurs, transformées en nuages,
vont se répandre en pluyes sur les terres qu'elles fertilisent.
      Il devroit en être de même de la Librairie. Il ne
faudroit d'Imprimeurs à Paris que ce qu'il en seroit
nécessaire pour les ouvrages casuels & ordinaires. Les
Imprimeurs & les Libraires des Provinces devroient être
les manufacturiers & les fabriquants de ce genre de
commerce, dont ils feroient passr les productions dans
la Capitale qui est le centre de la consommation.
      La Librairie de Paris est le seul de tous les
commerces, qui, grace à l'étonnante cupidité de ceux qui
l'exercent, ait trouvé l'art de tout engloutir, & de ne rien
rendre à la Province. L'Auteur du Mémoire n'a pas vu
les choses du même côté: cela n'est pas étonnant. Chez
lui, le raisonnnement, les comparaisons, le bon sens,
l'équité, tout est en raison inverse.


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(59)

      Par un autre Arrêt du 31 Mars 1739, elle furent encore
réduites à 250 dans 110 Villes.
      Si l'on vouloit proportionner aujourd'hui le nombre des Im-
primeurs de Province à la petite quantité d'Ouvrages qui ont
échappé aux accaparements des Libraires de Paris, il faudroit
sans doute faire une nouvelle réduction.
      Les continuations de Privileges & les Privileges accordés sans
motif, ont été l'unique cause de ce dépérissement rapide & frap-
pant. Par-là les Libraires de la Capitale trouverent le moyen
d'interdire & d'enlever à la Librairie de Province, les Ouvra-
ges même qu'ils abandonnoient, & ceux encore dont elle avoit
toujours joui en concurrence avec eux. Non-contens de posséder
toutes les nouveautés, par la facilité qu'ils ont de traiter avec
les Auteurs concentrées dans la Capitale, ils surprirent sur de faux
exposés ces Privileges & ces continuations sans bornes, pour tous
les Livres qui avoient existés. A l'aide de ces titres viciés &
destructeurs, ils porterent la désolation dans les principales Villes,
en enlevant des éditions d'Ouvrages auxquels ils n'avoient au-
cun droit réel, & qui pouvoient être regardés comme apparte-
nant à quiconque en entreprenoit l'impression en faveur du Pu-
blic. Les principaux Libraires de Province dégoûtés par ces
vexations, quitterent un commerce dont ils prévoyoient la ruine;
ceux qui avoient de l'activité & des talens, s'expatrierent, &
porterent dans l'Etranger le commerce & leur industrie. Les
personnes de mérite qui auroient eu du goût pour cette pro-
fession si honorable auparavant, s'en éloignerent dès qu'ils la
virent exposée au despotisme & à l'arbitraire des Libraires de
Paris.
      Avant cette inquisition, les Libraires François étendoient leur
commerce dans toutes les parties de l'Europe. L'Espagne, le Por-
tugal, la plus grande partie de l'Italie & de l'Allemagne, con-
sommoient plus des deux tiers du produit de nos presses. Dès
qu'on eut étouffé le germe de leur industrie, au lieu de consommer
nos éditions, l'Etranger nous inonda des siennes. Elles furent
d'autant mieux accueillies, que pour 20 à 30 sols on avoit les
mêmes Ouvrages que le Libraire de Paris vendoit 3 à 4 liv. à
la faveur de son Privilege.
      L'abus des Privileges accordés sans motif, & des continuations


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(60)

de Privilege, porte un préjudice sensible à la consommation.
Le succès & le débit d'un Ouvrage dépend autant du talent &
de l'activité du Libraire, que du mérite & de l'utilité du Livre.
Lorsqu'un Libraire de Province a fait une édition, il en échange
tout de suite les trois quarts avec les Libraires des autres
Villes & des Etats voisins; voilà d'abord quinze, vingt, cent
maisons qui en sont fournies, & qui ont intérêt à le répandre
& à le faire circuler. Le centre de la distribution est pour ainsi
dire multiplié; chacun de ces Libraires l'annonce & le répand
encore chez ses correspondants qui détaillent tant en France
que chez l'Etranger; par ce moyen la Librairie entiere en est
bientôt pourvue, & tous travaillent comme de concert, à le
faire connoître & à le débiter.
      Il résulte de là que tandis qu'un Libraire privilégié débite
une ou deux éditions du meilleur Livre, la concurrence & la
circulation rapide qui en provient, en auroient fait consommer
dix à douze éditions dans le même intervalle. Le bénéfice des Li-
braires sur chacune de ces dernieres, seroit bien moindre sans
doute, que celui que s'adjuge le Libraire privilégié; mais la
masse de ces bénéfices réunis formeroit un produit beaucoup plus
considérable, & ce produit répartie sur beaucoup de maisons,
occuperoit & feroit subsister un plus grand nombre de Librai-
res, d'Ouvriers & de gens de main-d'œuvre.
      Il régnoit autrefois entre les Libraires de Paris, & ceux des
principales Villes du Royaume, un commerce d'échange qui
d'un côté, donnoit quelque activité aux presses des Provinces,
en y favorisant l'impression des Livres nouveaux, & de l'autre,
pressoit dans le Royaume & chez l'Etranger la circulation des
Livres imprimés à Paris. Mais la politique jalouse & destructive
des premiers, a jugé à propos de se refuser depuis quelques
années à ces échanges, pour ôter aux Libraires des Provinces
l'unique moyen qu'ils eussent dans la Capitale, d'y faire con-
noître & répandre leurs éditions, & les forcer ainsi de renon-
cer à toutes spéculations sur les Manuscrits & avec les Auteurs.
      Tel a été & tel est encore aujourd'hui le plan des Libraires
de la Capitale; soumettre tous les Livres anciens ou nouveaux
aux entraves du Privilege exclusif; forcer tous les Auteurs
de passer par leurs mains; s'arroger ainsi le droit d'imprimer


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(61)

seuls, & réduire tous les Libraires des Provinces au misérable
emploi d'être leurs facteurs, en les bornant à la simple revente
des Livres de la Capitale.
      Si le Ministere pouvoit approuver cette trame destructive,
il faudroit alors fixer le nombre des Libraires à un seul dans
chaque Ville, encore la plupart ne pourroient-ils y subsister.
(25) Le Libraire de Paris accorde une remise d'environ quinze
pour cent au plus, sur les Livres qu'il vend aux Librai-
res des Provinces; sur quoi il faut déduire les frais de voi-
ture, d'emballage, &c. supporter les pertes & les rebuts. Sou-
vent même ces derniers sont-ils obligés de vendre ces Livres
à moitié au-dessous du prix qu'ils leur ont coûté, parce que
quelques mois après la publication de la premiere édition, si l'ou-
vrage a réussi, le Libraire de Paris en annonce une seconde
avec des augmentations, & les Libraires des Provinces qui ont
encore en Magasin, une partie des exemplaires de la premiere
édition, ne peuvent plus s'en défaire qu'à perte. (26) Si au
contraire, par le mauvais choix du Manuscrit, son édition a
été sans succès, après avoir chargé d'exemplaires ses corres-
pondants, il est assez injuste pour répandre avec profusion parmi
les Gens de Lettre du Royaume, des Cataloques à rabais, où
il offre les mêmes Livres au Public, beaucoup au dessous du
prix qu'il les a vendu à ses confreres, & quelquefois francs de
port; par cette supercherie, le débit des Libraires des Province
est interrompu, & ils restent surchargés d'une dette ruineuse.
      Supposons pour un moment que les Libraires détailleurs
eussent un bénéfice net de 8 ou 10 pour cent sur la revente
des Livres de Paris, qu'ils en débitassent annuellement chacun
pour vingt mille livres; pourroient-ils avec un profit si modique,
nous ne dirons pas augmenter leur fortune, mais soutenir leur
_________________________________________________

      (25) Il y a environ trois mille Libraires ou Marchands de
Livres dans le Royaume. En les bornant à la revente des livres
de Paris, ce seroit trop d'en laisser subsister quatre cents. L'on
ne demandera pas ce que deviendroient les deux milles six
cents supprimés: les Libraires de Paris s'inquiéteront peu de
leur sort. Mais le Gouvernement ne pense pas de même.
      (26) Il ne faut pas imaginer que le Libraire qui revend
puisse se prévaloir au-delà du prix fixé pour le particulier; ce
prix est généralement connu, & d'ailleurs, ces Livres sont
déjà si exorbitamment chers.


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(62)

commerce, subsister, élever leur famille ? Et cependant cette
supposition excede la réalité.
      Mais les prétentions injustes, les idées absurdes, n'ont rien
qui effraye les Libraires de Paris; & le Rédacteur de leur Mé-
moire les seconde parfaitement. Les faussetés les plus mani-
festes, les inconséquences les plus frappantes, ne lui coûtent
rien. Pour étayer son systême, il a la hardiesse de citer, avec
des expressions outrageantes, l'exemple de l'Angleterre & de
la Hollande; & cela dans un temps où les Tribunaux de la
Grande-Bretagne viennent de prononcer une Loi absolument
contraire.
      Les Libraires de Londres avoient voulu, comme ceux de
Paris, s'emparer du commerce par des prorogations de privilege.
L'esprit de spoliation & d'intérêt exclusif est apparemment com-
mun aux Libraires des Capitales. Ceux d'Ecosse en ayant porté
des plaintes, les Ministres de la Justice ont solemnellement pro-
hibé en 1774, les prorogations de Privilege, & rendu à la
Librairie des trois Royaumes sa liberté naturelle.
      A l'égard des Privileges dans les Provinces-Unies, nous rap-
porterons mot à mot, l'instruction qu'un des plus célèbres Li-
braires de cette République a bien voulu nous communiquer
sur cette matiere. On pourra en faire l'application.
      »Chaque province est souveraine, & peut donner des Pri-
»vileges; mais la Province de Hollande étant celle où la Li-
»brairie soit de quelque considération, on s'adresse à elle pour
»avoir un Privilege qui n'est bon que pour sa Province.
      »On peut imprimer sans Privilege, & il s'imprime peut-
Ȑtre cinq cents Ouvrages sans Privilege, pour un qu'on de-
»mandera.
      »Les Privileges sont exclusifs. Mais le Souverain ne peut
»pas en accorder, qu'au préalable il n'ait fait passer dans toutes
»les Chambres de la Librairie de la Province, 1°. le nom du
»Libraire qui demande ce Privilege, 2°. le Titre du Livre;
»& la Chambre qui les envoie chez chaque Libraire, pour leur
»demander s'ils n'ont rien à opposer au Privilege qu'on de-
mande. S'il n'y a point d'opposants, le Privilege s'accorde:
»s'il y a opposition, il faut premierérement que le demandeur
»prouve son droit, ou qu'il s'accomode avec les opposants.


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(63)

      »Un Privilege de la Province de Gueldre ne signifie rien
pour une autre Province; ainsi vice versâ
      Après un fait aussi public & aussi notoire, que l'on juge
de la confiance que méritent les assertions de l'Auteur du
Mémoire.
      La politique injuste et destructive des Libraires de Paris, a
tourné au détriment même de leur commerce. Elle n'a été
avantageuse qu'à un très-petit nombre de maisons, qui trou-
vant dans les Privileges abusifs, le moyen de s'emparer du
commerce général, ont tout absorbé & tout englouti; tan-
dis que le plus grand nombre de leurs confreres est resté dans
un état de médiocrité d'où ils ne sortiront que par le réta-
blissement de la liberté & de la concurrence.
      Car il ne suffisoit pas d'avoir tout envahi, d'avoir ôté toutes
sortes de ressources aux Libraires de Provinnce; il falloit encore
qu'il fût possible aux Libraires de Province d'imprimer tous les ou-
vrages utiles ou désirés par le Public, qu'ils avoient accaparés.
Or ceux d'entr'eux qui avoient peu de fortune, & qui forment
la classe la plus nombreuse, n'ont pu fabriquer d'éditions qu'en
proportion de leurs facultés. Cependant pour faire aujourd'hui
un commerce avantageux en Librairie, il faut être suffisamment
assorti en divers genres de Livres. Il faudroit donc qu'avec le
petit nombre d'éditions que ceux-ci font annuellement, ils pussent
se procurer en échange, les autres Livres nécessaires à leur
commerce. Mais cette ressource leur est interdite avec les Li-
braires de Province à qui tout est défendu. Il ne reste donc
à ces Libraires peu aisés que la voie des échanges avec leurs
propres confreres à Paris.
      Qu'est-il arrivé ? Leur conferes opulents qui ont pu par
des éditions multipliées se faire des assortiments considéra-
bles, se refusent aussi à toutes sortes d'échanges, avec eux. Ils
ne leur fournissent leurs Livres qu'au comptant comme aux
Libraires de Province. De sorte qu'ils les ont réduits au sim-
ple métier de revendeurs. (27) Quelques éditions de Livres
_______________________________________________

      (27) Les maisons riches, non seulement ne donnent pas
leurs Livres en échange à leurs confreres, mais encore elles ne
les leur cédent que l'argent à la main, pour qu'ils ne puissent
pas les envoyer en Province,


Chapter 1 Page 69



(64)

nouveaux qui se vendent toujours à Paris rapidement & avec
avantage, font presque tout le commerce du plus grand nom-
bre; mais ces spéculations momentanées ne peuvent leur pro-
curer une certaine augmentation de commerce & de fortune,
ce qui est le but de tout Négociant.
      Tandis que ceux-ci ne font en quelque sorte que végéter,
les autres parcourent à pas de Géant la route de l'opulence.
Maîtres des Livres les plus précieux, auxquels ils mettent à
leur gré les prix les plus extravagants, leur avidité n'épargne
pas même leurs confreres; leurs maisons sont des gouffres
qui engloutissent également le commerce de la Capitale &
celui des Provinces. Déjà ils commencent à y élever contre leurs
propres confreres, des procès aussi injustes que ridicules. (28)
_________________________________________________

où l'usage est d'accorder un terme pour le payement. Souvent
même elles les leur vendent plus haut que le prix courant; afin
de contraindre par ce moyen le Public & les Libraires de
Province de s'adresser directement à elles.
      (28) La veuve Duchesne vient d'attaquer le sieur Le Jay,
éditeur du Commentaire de la Henriade, par M. de la
Beaumelle
, en vertu d'un prétendu Privilege pour les Œuvres
de M. de Voltaire; par ce motif ridicule que l'éditeur du
Commentaire a joint le texte de ce poëme à ses Réflexions
critiques, comme s'il étoit possible de faire autrement.
D'ailleurs ce Privilege n'est-il pas évidemment surpris ?
La veuve Duchesne a-t-elle acquis cet Ouvrage de l'Auteur?
Quand même M. de Voltaire auroit consenti qu'elle imprimât
ses Œuvres, les lui a-t-il cédées exclusivement à tout autre ?
Auroit-il pu même le faire, ayant déjà donné lui-même ses
Ouvrages à plusieurs Libraires ? Les Œuvres de cet Auteur
n'ont-elles pas déjà été imprimées & réimprimées en France
& dans l'Etranger, long-tems avant l'édition & le Privilege
de la veuve Duchesne ? Et depuis, l'Auteur n'en a-t-il pas
publié ailleurs plusieurs éditions corrigées & augmentées
qui laissent au rebut l'édition imparfaite de cette Veuve ?
      La veuve Desaint fait un violent procès au sieur
Dorez & à l'Auteur du Répertoire de Jurisprudence, pour
quelques lambeaux de la Collection de Jurisprudence de
Denisart, qui ont été insérés dans ce Répertoire; ce qui ne
peut gueres s'éviter dans un Livre de ce genre. D'autres
Libraires viennent à l'appui de la veuve Desaint, & reclament
aussi des morceaux tirés de divers Livres de Droit; ensorte
qu'à l'avenir, les Auteurs qui voudront citer, seront obligés
de traiter préalablement avec tous les possesseurs de
Privileges, & de payer la permission de mettre à profit les
lumieres des Ecrivains qui les auront précédés.


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(65)

      Bientôt, peut-être conduits par les mêmes motifs, ils y exer-
ceront les mêmes violences & les mêmes vexations que plu-
sieurs Villes de Province viennent d'essuyer de leur part. (29)
      Il est temps de répondre à une objection que les Libraires
de Paris ne cessent de répéter; ils la produisirent déjà dans leur
discussion contre les héritiers du célebre la Fontaine, &
le Conseil n'y eut aucun égard.
      En s'efforçant de donner une grande importance à leur cause,
ils s'écrient, que si on avoit égard à la demande des Provin-
ces, les Libraires de Paris seroient ruinés; que leur fortune
consiste dans les Privileges qu'ils possedent; Privileges qui ont
été vendus, cédés, partagés, légués nombre de fois; qu'il
en résulteroit des procès interminables entre ceux qui ont
vendus & ceux qui ont acquis, ce qui occasionneroit les plus
grands désordres dans leur commerce.
      Il seroit facile de leur répondre en peu de mots: »Vous
»avez injustement acheté des droits illusoires arrachés au
»trésor commun de la Société; vous y avez attaché une
______________________________________________

      (29) Il est impossible d'imaginer que les dernieres
vexations exercées à Lyon & à Clermont, aient eu véritable-
ment pour objet la recherche de quelques contrefactions
réelles. Si la veuve Desaint avoit eu des soupçons fondés
qu'on lui eût contrefait quelqu'Ouvrage, elle auroit dirigé
ses recherches uniquement contre ceux qui en auroient été
soupçonnés; & elle n'auroit pas enveloppé dans une espece
de proscription générale non-seulement tous les Libraires de
Lyon; mais encore ceux de toutes les autres Villes où il lui
plairoit de l'étendre.
      Pour peu que qu'on réfléchisse sur la forme de l'ordre
surpris qu'on a rapporté ci-devant page 19; sur cet enlevement
des registres & des papiers de commerce; sur leur
translation en la Chambre Syndicale de Paris; on ne pourra
douter un instant que le projet de la veuve Desaint n'ait été
d'écraser sous le poids des plus odieuses chicanes, & à
l'ombre de l'autorité surprise, toutes les maisons de Librairie
de Province, dont le commerce excitoit sa jalousie. Qui osera
répondre que cette femme ambitieuse & ses coopérateurs,
n'en usent bientôt de même envers ceux de leurs confreres
de Paris, dont l'activité & l'émulation seroient en concurrence
avec leur avidité ? L'envie & l'ambition connoissent-elles
des bornes ? N'est-ce pas le succès du Répertoire de
Jurisprudence
, qui vient d'exciter ses poursuites contre
l'Auteur & le sieur Dorez son confrere ? Croira-t-on que
si elle eût pu sévir à main armée contr'eux, comme les
Libraires de Lyon, elle ne l'eût pas fait ?


Chapter 1 Page 71



(66)

»valeur idéale & chimérique; vous avez le plus souvent
»acheté ces prétendus droits, non pas pour en jouir vous-
»mêmes, mais pour les revendre à un prix arbitraire, qui n'a-
»voit d'existence que dans votre opinion, & dans l'espece de
»tripot que vous avez établi en votre Chambre Syndicale;
»vous y avez fait une sorte de jeu entre vous de la vente &
»revente de ces titres prétendus, comme on fait dans toutes
»les Places de commerce, de certains papiers de finance; on
»y a vu le même Privilege tantôt à un prix vil, tantôt à
»une valeur excessive et absurde, suivant que le possesseur avoit
»dans votre Corps plus ou moins d'intrigue ou d'adresse. Or
»quels procès peuvent résulter du discrédit de ces effets; Ce-
»lui qui les a achetés, ne s'y est-il pas exposé volontairement?»
      En effet, les Libraires de Paris pouvoient-ils se dissimuler
l'injustice de ces titres ? les loix qu'ils ont perpétuellement
enfreintes à cet égard, n'étoient-elles pas évidentes ? Les ré-
clamations des Libraires de Province n'étoient-ellles pas assez
connues ? Ces derniers revendiquoient sans cesse contre ces
Privileges, en faveur du droit commun, & du droit du Pu-
blic; or ces droits sont imprescriptibles, & il n'y a jamais
d'injustice à en déposséder ceux qui en jouissent illégitimement.
      Concluons donc, que les possesseurs actuels de ces Privileges
se sont exposés librement aux risques qui résultoient du
peu de solidité de ces titres, & d'une valeur tout-à-fait arbi-
traire; que tous les jours, dans l'espece de jeu hasardé qu'ils
en ont fait, ils y a ont éprouvé, en achetant ou en revendant, une
perte considérable ou un gain excessif, qui n'étoient fondés, ni
l'un ni l'autre, sur aucune valeur réelle & intrinseque; qu'ainsi
les influences qui naîtront du droit de concurrence réclamé
par les Libraires de Province, sont au rang des événements
auxquels les joueurs ont dû s'attendre.
      C'est donc en vain que les Libraires de Paris voudroient
faire croire que le Gouvernement attaqueroit leurs propriétés,
en annullant des droits exclusifs injustement surpris, des titres
accordés & passés au Sceau, sur leur simple demande, sans
titres, ni motifs, ni requêtes pour les exposer. Le Ministere
peut toujours annuler de semblables actes, & punir ainsi ceux
qui ont eu la témérité de se les faire expédier.


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(67)

      Que pourroient donc prétendre, au plus, les usurpateurs de
ces titres ? Le remboursement des frais du Sceau; car sans
doute ils n'oseroient avancer que le Gouvernement dût avoir
égard aux valeurs absurdes & arbitraires, qu'ils ont jugé à
propos d'y mettre enfuite.
      Mais ces Privileges, ces continuations de Privileges, que dans
leur négoce idéal ils osent faire circuler entr'eux à si haut prix,
& quelquefois à deux ou trois cents louis; ces titres, dis-je,
ne leur ont coûté en total que 36 liv. d'expédition à la Chan-
cellerie, & une simple demande, quelquefois pour cinq à six
Ouvrages différents, desquels, à l'abri de ces Privileges obrep-
tices, ils ont fait plusieurs éditions, & par des prix excessifs
exercé un monopole considérable sur le Public. Cependant ils
osent présenter ces jouissances extorquées comme une posses-
sion légitime, & taxer d'injustice les prétentions des Libraires
des Provinces.
      Mais est-il bien vrai que l'abolition des Privileges injustes
puissent renverser la fortune des Libraires de Paris, & n'est-ce
point ici un de ces nuages qu'on s'efforce d'élever entre la Jus-
tice & l'autorité qui l'exerce ? Pour le démontrer, nous n'a-
vons besoin que de rappeller aux faits.
      Tous les Libraires savent que dans la multitudes des Privi-
leges de ce genre, il n'en est qu'un très-petit nombre qui aient
une valeur courante dans le commerce qui s'en fait entre les
Libraires de Paris, ou pour mieux dire dans le flux & reflux
de leur Chambre Syndicale; que pour qu'ils y obtiennent quel-
que valeur, il est nécessaire que ceux qui ont influence dans
cette Chambre, & leurs protégés, aient quelque part ou in-
térêt à ces Privileges; que ceux d'entre les Libraires de Pa-
ris qui ne sont ni assez puissants, ni assez intriguants pour être
initiés aux mysteres de cette Juridiction turbulente, y sont
vilipendés eux, leurs Livres & leurs Privileges; lorsque le
besoin ou le malheur les force de venir y faire quelque
vente.
      D'ailleurs, est-ce le vain parchemin, renfermé dans un coffre,
qui a une valeur ? N'est-ce par le Livre, la faculté de l'im-
primer, l'édition existante, & l'emploi qu'on en fait, qui pro-
duit un gain, une valeur, une fortune effective ? Or à quel


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(68)

point la demande des Libraires de Province pourroit-elle porter
atteinte à cet espece d'usufruit ?
      Lorsqu'ils réclament l'anéantissement & des titres exclusifs
usurpés & de la possibilité d'en obtenir; lorsqu'ils demandent
d'être admis en concurrence avec tous les Libraires du Royau-
me, à prendre aux Sceaux, des permissions d'imprimer les Li-
vres dont le premier Privilege est échu, & ceux sur lesquels
personne n'a aucun droit réel & foncier, ont-ils jamais prétendu
enlever aux Titulaires actuels de ces Privileges injustes, la fa-
culté d'obtenir aussi du Ministere des permissions semblables &
non exclusives pour les mêmes Ouvrages ? Ont-ils jamais de-
mandé qu'on enlevât aux Libraires de Paris le droit d'impri-
mer & réimprimer les Livres qui forment actuellement leurs
fonds de Librairie, & la prétendue base de leur fortune.
      Les Libraires de Province ne sont point assez injustes: en
sollicitant l'anéantissement du droit exclusif, ils sont bien éloi-
gnés d'y prétendre pour eux-mêmes; ils sont les premiers à
solliciter que ces Privileges soient déclarés Permissions simples,
& que par ce moyen la faculté d'imprimer soit conservée aux
Titulaires actuels; ils ont éloigné de leurs Requêtes toutes pré-
tentions exclusives; ils ne veulent ôter à leurs adversaires au-
cun des moyens de continuer leur commerce avec les mêmes
Livres dont ils jouissent à présent; ils pourront à leur gré en
multiplier les éditions, les imprimer, & les réimprimer en-
core, autant de fois que bon leur semblera. Les Libraires de
Province demandent seulement de pouvoir en jouir en concur-
rence avec eux, comme de chose commune & appartenant à
l'industrie générale.
      Il est donc bien vrai que les Libraires de Paris resteroient
en possession de tout ce qu'ils ont à présent, à l'exception des
titres exclusifs injustes; qu'ils auroient en outre un droit sur tous
les Ouvrages qui seroient par-là reconnus de propriété com-
mune & publique; qu'ainsi les prérogatives de chacun d'eux en
particulier seroient augmentées; que leur fortune ne recevroit
aucune atteinte, comme ils affectent de le dire; que tous les Li-
braires actifs & industrieux y trouveroient de grands avantages;
que les Gens de Lettres enfin seroient mieux servis & à moins
de frais, & que les Sciences feroient des progrès équivalents à
ceux du commerce de la Librairie.


Chapter 1 Page 74



(69)

      Mais disent les Libraires de Paris, nous avons des éditions
toutes faites, que nous ne pourrons vendre. Comment ? Mes-
sieurs, un Libraire de Province qui fait que vous avez des
exemplaires à vendre, n'aura pas craint d'en entreprendre aussi
une édition, il en aura prévu ou espéré le débit; & vous qui
jouissez de la position la plus avantageuse pour la correspondance
& les débouchés; vous dont l'édition étoit en vente, avant
que la sienne fût commencée, vous craignez, dites-vous, de
ne pouvoir vendre vos exemplaires en concurrence avec lui ?
Ces fausses craintes sont trop puériles pour en imposer à des
Ministres éclairés, & qui ne verront dans ces allégations qu'une
envie démesurée de continuer exclusivement sur le Public, vos
anciennes concussions.

V. PROPOSITION.

Etat actuel de la Librairie à Paris & dans les Provinces.
La révocation des Continuations de Privileges et la juste
liberté du Commerce y rameneront la prospérité, l'ordre &
l'union.

      Après avoir établi par des faits incontestables la dégrada-
tion rapide, que les droits exclusifs, multipliés sans regle ni
mesure, ont attiré sur la Librairie du Royaume, il nous reste
à développer les avantages qui doivent nécessairement résulter
du rétablissement de l'ordre dans cette partie. Quoique cette
derniere proposition ne puisse être fondée que sur de simples
raisonnements, elle n'en sera pas moins demonstrative: puis-
qu'il est évident que le bien résultant de la suppression d'un
abus, doit être en raison contraire du mal qu'il occasionnoit.
      Des notions exactes sur l'état actuel, la nature & les dif-
férences du commerce de Librairie dans la Capitale & dans
les Provinces, sont nécessaires pour nous conduire à l'évidence.
      Paris est le jardin de délices de la Librairie. C'est un sol
fertile où la plus légere semence produit sa recolte, sans qu'il
soit nécessaire que le soc de la charrue aille chercher dans les
entrailles de la terre des sucs vivifiants qui se trouvent déjà
répandus sur la surface. Cette Ville immense réunissant dans


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(70)

son sein cette foule prodigieuse d'hommes de tous états,
attirés par les plaisirs ou les affaires est une source inta-
rissable de consommation, tant pour les objets de goût & de
luxe que pour ceux de nécessité.
      Les livres en général participent à ces trois qualités: aussi
la consommation de la Capitale en ce genre est-elle prodigieuse.
L'on a calculé qu'il s'employoit année commune à Paris
environ 160000 rames de papier pour l'impression, ce qui
produiroit plus de quatre millions de volumes in-12. En ne les
évaluant qu'à 40 sols le volume en feuilles les uns dans les
autres, (30) ils formeroient un capital de vente anuelle de
huit millions de livres, sans y comprendre les Livres étran-
gers qui viennent à Paris, & la partie des vieux Livres qui
fait encore un objet de commerce très-considérable.
      En ajoutant à ce prix l'augmentation de prix sur tous
les Livres de luxe, (31) celle des Livres vendus en détail aux
particuliers, le produit de la vente des Livres étrangers, &
celui de la revente des Bibliotheques & de la circulation des
vieux Livres, le total de cette vente doit doubler, & faire un
objet de seize millions au moins par année. Mais pour que l'on
ne nous puisse pas accuser d'exagération, nous le réduirons à douze
millions seulement. (32)
_________________________________________________

      (30) C'est-là le prix courant des Livres en feuilles de Paris
pour les Libraires de Province. L'on n'a qu'à voir les Catalogues,
les volumes in-12 y sont presque tous à 3 liv. & quelques-uns à
3 liv. 12 s. & 4 liv. dont il faut ôter 20 sols pour la relieure & la
remise que l'on fait au Libraire. Quelques articles sont au dessous,
mais ce sont alors des brochures d'environ 200 pages, ou des
in-12 en petit format. Les in-8°, in-4°, & in-folio sont à proportion
beaucoup plus chers.
      (31) L'on sait à quel prix est porté ce genre de Livres. Une
brochure de cinq à six feuilles, ornée de quelques figures, se vend
3 à 4 liv. quelquefois le double.
      (32) Accoutumés à pallier & à déguiser les faits les plus
clairs, les Libraires de Paris répondront peut-être qu'ils impriment
bien cette quantité de Livres, mais qu'ils ne la débitent pas toute
entiere, & qu'une partie leur reste en magasin. Mais le dire, ce
n'est pas le prouver. Outre que ce seroit une imprudence de leur
part, (dans laquelle ils ne tombent sûrement pas,) d'imprimer
considérablement au delà de leur consommation; il faudroit
pour que cela fut vrai, que la masse des marchandises restantes
en magasin, augmentât pro-


Chapter 1 Page 76



(71)

      L'on suppose qu'il y ait à Paris cent cinquante Libraires
exerçant le commerce; (33) en divisant entr'eux également
________________________________________________

portionnellement chaque année. En supposant que les
impressions excédassent de deux millions seulement la vente
annuelle, il résulteroit que depuis vingt années il se seroit
formé un accroissement de quarante millions à cette même
masse de marchandises qu'ils avoient déjà en magasin; ce
qui seroit une supposition d'autant plus absurde, que l'on
sait qu'à cette époque, il y avoit à Paris des magasins de
Librairie aussi considérable qu'il peut y en avoir aujourd'hui;
tel par exemple que celui de feu M. Durand, évalué dans
l'hoirie à un million.
      La fréquence des réimpressions qu’ils font des mêmes
Livres, quoique presque toujours tirées à un très-grand
nombre d’exemplaires, est une preuve frappante de la grande
consommation que nous leur attribuons.
      (33) la Communauté de Paris est composée d'environ
deux cents vingt Libraires, Imprimeurs, ou Veuves en titre.
De ce nombre, beaucoup ont quitté le commerce; plusieurs
Imprimeurs se sont bornés à l'Imprimerie seule; de sorte qu'il
n'y a effectivement qu'environ cent vingt Libraires qui exercent
le commerce (si nous en portons le nombre à cent cinquante;
c'est afin d'éviter toute chicane.) De ces derniers, il y en a au
moins la moitié qui ne font presque autre chose que le com-
merce des vieux Livres, l'achat & la revente des Bibliotheques.
Il n'en reste donc pas soixante dans le commerce de la Librairie
ordinaire. Parmi ceux-ci encore, douze à quinze maisons tout
au plus, les plus opulentes & les plus aisées se sont emparées
des affaires, & sont elles seules plus des sept huitiemes du
commerce de la Capitale. Possédant la plupart des Ouvrages
courants & de besoin, qu'elles ont envahis, elles affectent de
dédaigner les Livres nouveaux; du moins ceux qui ne viennent
pas des Auteurs du premier rang.
      La partie des Nouveautés est donc exercée par les autres
Libraires, qui forment à la vérité un assez grand nombre; mais
dont plusieurs sont dénués de fortune, & dans une situation
gênée. A peine peuvent-ils imprimer un petit nombre de volumes
dans le courant de l'année, & à défaut d'avoir des correspondan-
ces dans les Provinces, ils sont hors d'état d'y faire circuler ces
Livres, d'en étendre la consommation, & par conséquent de
payer avantageusement les Manuscrits des Auteurs. Si quelques-
uns sont assez hardis pour en offrir un prix haut, ils ne tardent
pas à porter la peine de leur témérité par l'impossibilité où ils
se trouvent de faire honneur à leurs engagemens.
      Cependant si ces derniers étoient un peu soutenus par
ceux de leurs confreres qui se sont rendus les maîtres
despotiques du commerce, ils pourroient encore à force de
travail & de peines, entretenir leurs maison, & s'élever peu-à-
peu. Mais leurs tyrans jaloux se refusent à faire circuler &
connoître leurs nouveautés dans leurs correspondan-


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(72)

la masse énorme de cette vente, il résulteroit que chaque
Libraire de Paris débiteroit annuellement pour plus de 80000
liv. sur laquelle somme ayant la moitié en bénéfice, on doit
avouer que la Librairie dans cette Ville, formeroit un des
commerces les plus honnêtes et les plus lucratifs. (34)
______________________________________________

ces; ils passent sous silence les commissions qu'ils en
reçoivent par les Libraires de Province; ensorte que ces Livres
mort-nés n'ayant aucun cours, les éditions en sont enfin mises
en vente à la Chambre Syndicale, & acquises à vil prix par
ceux même qui ont contribué à les tenir dans l'obscurité &
dans l'oubli. Alors ces mêmes Ouvrages prennent une valeur
entre les mains de ces derniers, ils en renouvellent le frontispice
& la circulation s'en fait rapidement.
      Si quelqu'un des Libraires du second ordre parvient à
acquérir quelques correspondances, & qu'on lui commette par
assortiment des articles d'une des principales maisons, elle le
met hors d'état d'y satisfaire, en lui taxant ces articles à plus
haut prix & en les lui faisant payer comptant.
      Ce n'est là qu'une légere esquisse de ce qui se passe
dans la Librairie de Paris. Nous ne parlerons point des
manœuvres pratiquées dans les ventes à la Chambre
Syndicale: du manege des colporteurs qu'on multiplie à
l'excès, & à qui on permet un commerce illimité & défendu
par les Réglements, afin d'enlever aux Libraires foibles,
la ressource du détail & des ventes aux particuliers; &
enfin de mille autres vexations exercées sur ces derniers,
& dont le détail nous meneroit trop loin. Que l'on ne dise
pas que ce sont là des contes faits à plaisir: cinquante témoins
intéressés à la chose déposeront de ces faits.
      (34) L'on ne fait point entrer dans ce calcul le produit
des Impressions des Ouvrages casuels, qui est très-considérable.
Il y a des Imprimeurs à qui les mémoires & les factums seuls
apportent annuellement plus de vingt mille livre de bénéfice.
Les impressions pour les différents Bureaux, une quantité
prodigieuse de petits ouvrages, comme affiches, jugements,
billets d'invitation, &c. forment un objet immense dont il n'est
pas possible d'évaluer le résultat.
      L'on n'y comprend pas non plus le bénéfice que les
Imprimeurs font sur la main d'œuvre, dont voici le calcul à
part. Nous avons dit qu'il s'imprimoit annuellement à Paris
environ quatre million de volumes in-12. Chaque volume
revient à environ 12 sols pour le coût du papier & les frais
d'impression: ce qui fait en total deux millions quatre cent
mille livres. Il faut prélever la moitié de cette somme pour la
fourniture du papier; c'est donc douze cents mille livres pour
les frais d'impression. Le bénéfice net de l'Imprimeur sur la
main d'œuvre est de 40 pour cent. Ce bénéfice forme donc un
objet de 480000 liv. à répartir annuellement entre les trente-six
Imprimeurs de Paris, indépendamment du gain énorme que la
vente des Livres produit dans ladite Ville, & sur lequel seul
nous avons fait notre premier calcul.


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(73)

      Mais la chose est disposée bien autrement. La plus grande
partie de cette consommation est envahie par un très-petit
nombre de Libraires, & le reste inégalement répandu sur le
plus grand nombre, dont les maisons peuvent à peine sub-
sister.
      Il est temps de jetter un coup d'oeil sur l'état de la Li-
brairie dans les Provinces. Comme il n'y a aucun rapport
entre la Capitale & les autres Villes du Royaume, pour la
population, le nombre des personnes opulentes et celui des
Littérateurs (35), la consommation des Livres y présente la
même disproportion. Le commerce qui s'en fait dans les Pro-
vinces n'est dû qu'à l'activité & à l'industrie des Libraires qui
l'exercent.
      On peut les diviser en deux classes. La premiere comprend
ceux qui impriment ou font imprimer, et exercent le com-
merce en gros, c'est-à-dire, de Libraire à Libraire. Par le
moyen des échanges mutuels de leurs éditions, ils forment
des magasins assortis, où les Libraires qui vendent en détail
viennent se pourvoir. La seconde est composée de ceux qui ne
fabriquent point, & se bornent à revendre les Livres qu'ils
ont achetés. Ceux-ci habitent dans les petites Villes
& les Bourgs, d'où ils se répandent dans les campagnes, &
souvent réunissent au commerce des Livres quelqu'autre genre
de négoce, comme la Mercerie, la Clincaillerie, &c.
      L'on pourroit encore subdiviser cette derniere classe, en
distinguant ceux qui outre le détail qu'ils font au Public, font
encore un commerce de revente aux Libraires des plus petites
Villes: par exemple un Libraire de Grenoble, de Besançon,
achete à Lyon des Livres dont il vend une partie chez lui en
détail aux particuliers, & l'autre aux Libraires des Villes du
voisinage, comme Dole, Vesoul, Pontarlier; ces derniers re-
_______________________________________________

      (35) L'on sait avec quel empressement les personnes
des Provicnes qui ont quelque fortune, viennent se rendre
dans la Capitale, & y consommer une partie de leurs revenus.
Les gens de Lettres y sont pareillement attirés, soit pour
jouir de la société des Savants, soit pour s'y faire connoître
eux & leurs ouvrages, soit pour profiter des ressources &
des agréments qu'ils y trouvent.


Chapter 1 Page 79



(74)

vendent encore une partie de leurs achats à des porteurs de balles,
ou à des Merciers qui parcourent les Bourgs, & vendent dans
les Foires & les Missions.
      Or, il est évident que des Livres qui circulent par tant
de mains, qui produisent un bénéfice à chacun des vendeurs,
& de quoi rembourser les frais de la circulation, doivent se
vendre chez le premier Fabriquant au prix le plus modique.
Les Livres de paris, si exorbitamment chers, pourront-ils
entrer dans une pareille circulation ? Et cependant que l'on
considere combien cette circulation fait subsister de familles,
& procure en même temps d'avantages au Public, en lui
faisant trouver par-tout, dans les campagnes les plus iso-
lées, comme dans les plus grandes Villes, les Livres dont il a
besoin.
      C'est particulièrement contre les Libraires de la premiere
classe, que ceux de Paris ont de tout temps dirigé leurs
attaques: c'est ceux-là qu'ils s'efforcent de détruire & d'anéan-
tir, en se faisant adjuger des droits exclusifs sur tous les bons
Livres. Mais il est évident que leur ruine entraîneroit in-
failliblement celle de tous les Libraires en détail. En effet,
ceux-ci ayant dans leur voisinage, la facilité de s'assortir sur le
champ, & aussi fréquemment qu'ils en ont besoin, n'emploient
que des modiques fonds à leurs achats; la proximité fait
qu'ils ont moins d'avances & de frais de voiture à suppor-
ter, & qu'ils peuvent aller eux-mêmes faire leurs emplettes &
le choix des Livres.
      Or, si l'on enchaîne la faculté d'imprimer dans les Provin-
ces, quelles ressources y resteront à ces Libraires en détail,
& par contre-coup aux Gens de Lettres ? Se déplaceront-ils,
& viendront-ils eux-mêmes des extrêmités du Royaume faire
leurs achats dans la Capitale ? (36) Cependant c'est l'occasion,
_________________________________________________

      (36) Le passage suivant d'un Auteur de nos jours est
conforme à nos observations. »Qu'on jette, dit-il, les yeux sur
»nos Provinces, on y verra peut-être moins de goût, mais autant
»de connoissance, de bon sens & de savoir que dans la Capitale
»qui n'est illustrée que par des savants arrivés de ces Provinces
»qu'elle méprise Or il y a tel endroit du Royaume, où un Livre
»imprimé


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(75)

c'est la vue d'une ouvrage, d'une édition, qui décide souvent
l'acquéreur. Ecriront-ils à Paris pour y faire leurs demandes ?
Mais les Libraires de Paris faisant peu d'échanges entr'eux,
comme nous l'avons déjà dit, & chacun ne tenant que ses
propres éditions, il faudra donc pour vingt ouvrages s'adres-
ser à vingt Libraires différents; il faudra donc y payer, y
tenir un Commissionnaire, qui parcoure, l'argent à la main,
touts les quartiers de la Librairie, pour y chercher ou rassem-
bler ces volumes: & comment les Marchands en détail des
Provinces pourront-ils surmonter ces difficultés, faire ces frais
énormes & ces avances, le plus souvent pour une vente incer-
taine & pour des volumes qu'ils pourroient trouver chez les
Imprimeurs des Provinces à 50 ou 60 pour cent au-dessous.
D'ailleurs, quelles dépenses de port & de voiture ne leur en
_______________________________________________

Ȉ Paris ne sauroit parvenir sans passer par cinq ou six mains;
»& à quel prix y arrivera-t-il, dans cette Province qui est
»précisément la plus pauvre par son éloignement de la
»Capitale & des débouchés ? L'obliger à faire usage des
»Livres de Paris, c'est à-peu-près comme si on vouloit l'obliger
»à en tirer son pain à grands frais.
      Nous rapporterons encore ce qui est dit sur le même
sujet dans le testament de M. Colbert; soit que cet Ouvrage
appartienne véritablement à ce Ministre ou non, les remarques
n'en sont pas moins sages et judicieuses: »La Librairie de
»campagne, (dit-il, page 497.) a besoin sur-tout que Votre
»Majesté lui donne d'autres Réglements; car elle se trouve
»sujette à l'Inquisition des Libraires de Paris, qui par le
»moyen des Privileges qu'ils obtiennent en Chancellerie,
»tiennent tous les autres du Royaume dans une telle
»dépendance, qu'il faut qu'ils meurent de faim, ou qu'ils
»hazardent de se perdre. Si Votre Majesté veut avoir pitié
»d'eux, il faut qu'Elle réduise les Privileges à la seule Ville
»de paris, & qu'il soit permis aux autres de contrefaire ces
»sortes. Paris vaut mieux que le reste du Royaume, & il n'est
»pas juste que plus deux milles familles périssent pour un
»petit nombre. Le Conseil n'est plein que d'instances formées
»en pareil cas; & que votre Royaume a intérêt que Votre
»Majesté prononce en faveur des opprimés. Car les Livres
»qu'on tire de Paris sont si chers, que les pauvres n'en sauroient
»approcher. Cependant un Curé qui n'a que cent écus de
»revenus a besoin d'instruction comme celui qui en a deux
»mille, il faut donc lui donner un moyen de faire son devoir;
»ce qui ne se peut si on lui tient le pied sur la gorge.


Chapter 1 Page 81



(76)

coûtera-t-il pas, sur-tout lorsque leurs résidences seront éloi-
gnées des grandes routes ? Et s'ils ont journellement besoin de
quelques volumes seulement, ils seront donc obligés, ou de les
faire venir par la voie très-coûteuses des Messageries, seules
autorisées au transport des paquets, ou d'attendre long-temps
une occasion favorable, & dans cet intervalle, celui qui avoit
desiré ces ouvrages aura changé d'avis, ou n'aura pu attendre
leur venue.
      Comment en outre les Libraires de Paris pourroient-ils avec
la meilleure volonté, s'instruire de la solvabilité de cette foule
de Libraires & de Marchands porteurs de balles, répandus en
des lieux tout-à-fait inconnus au commerce de la Capitale ?
& quels moyens ces derniers, la plupart gens simples & sans
Lettres, auroient-ils pour se faire connoître & obtenir la
confiance ? Les Libraires de Paris feroient trop peu de cas
de ces petites correspondances, pour y donner la moindre at-
tention, & ils ne rempliroient ce genre de commissions qu'après
en avoir exigé le paiement d'avance. Or ces Marchands en
détail qui ne subsistent que des profits de la journée, seront-
ils en état de payer, avant d'avoir vendu; & d'ailleurs dans les
lieux écartés qu'ils habitent, trouveront-ils quelques ressources
pour faire parvenir des petites sommes à Paris & sans frais ?
      Il sera donc moralement impossible de se fournir de Livres
dans les Provinces (37); & que deviendront alors la Librairie
_________________________________________________

      (37) La difficulté de se procurer les Livres de Paris dans
la plupart des Provinces du Royaume, y est assez connue; la
plus grande partie de ces Livres y est totalement ignorée, &
plusieurs n'y ont été tirés de l'oubli, que par les éditions faites
dans les Provinces ou dans l'Etranger. C'est ce qui fait imaginer
aux Libraires de cette Capitale, le plan des envois francs de
ports par la Poste qu'ils ne cessent de proposer aux Gens de
Lettres. Mais peut-on par cette voie, faire parvenir les Livres
dans tous les lieux du Royaume ? Mais remédie-t-on par-là à
leur excessive cherté ? Mais n'y ajoute-t-on pas au contraire
des frais de plus, puisque tout demandeur doit commencer
par affranchir ses lettres & son argent, ce qui double presque
le prix des brochures légeres ? Mais ce moyen peut-il être de
quelque utilité, est-il praticable enfin pour les gens du peuple,
pour les Artistes, &c. Peut-il en aucune sorte remplacer la
libre impression de tous les bons Livres qui seroient devenus
communs par l'expiration du premier Privilege légitimement
obtenu.


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(77)

& la Littérature dans la plus grande partie du Royaume?
Les conséquences sont faciles à tirer; les Provinces privées de
l'instruction, n'enverront plus à la Capitale ni Savans, ni
Gens de Lettres; l'ignorance générale & l'oubli des Lettres
et des Arts, en seront bientôt les funestes suites.
      Est-il douteux que n'ayant aucun avantage à lutter contre
cette foule d'obstacles, la plupart de ces Libraires en détail
n'abandonne totalement un commerce aussi onéreux ?
Mais on nous objectera peut-être que dans cette supposi-
tion, les Libraires qui impriment actuellement dans les Pro-
vinces, étant forcés d'y renoncer par le maintien rigoureux des
droits exclusifs, prendroient le parti de tourner leurs spécu-
lations sur les éditions de Paris, & d'y faire des achats, pour
revendre ensuite aux autres Libraires de leur Province. Ce
que nous avons déja dit (38) suffit pour démontrer que ce
genre de commerce est impraticable; & certes ceux qui se-
roient assez téméraires ou assez insensés pour l'entreprendre,
subiroient bientôt le sort de tous ceux qui l'ont tenté jus-
qu'à ce jour. Si la bienséance ne nous défendoit pas de citer
des personnes accablés aujourd'hui sous une espece de flé-
trissure, nous pourrions faire ici une longue énumération des
infortunés que les fuites & les effets de ce fatal systême des
Libraires de Paris ont jettés dans l'abime: nous compterions
les faillites accumulées qui sont survenues depuis peu dans la
________________________________________________

      (38) Nous l'avons déjà dit; la valeur relative de l'argent
est infiniment plus haute dans les Provinces qu'à Paris, la
fortune la plus médiocre y tient lieu de l'opulence, & pour
nous exprimer ainsi; un écu y vaut plus d'un écu; il faut donc
aux Lecteurs des Provinces des livres à très-bas prix; il n'y a
donc que les gens très-riches auxquels les Livres de Paris qui
sont déjà si chers peuvent convenir; or si comme nous venons
de l'exposer, les Livres augmentent de valeur à mesure qu'ils
passent pas un plus grand nombre de mains, que gagneroit-on
a en fixer la fabrication à Paris, à forcer les Libraires en gros
des Provinces d'y venir acheter ce qu'ils peuvent imprimer
eux-mêmes; à les rendre ainsi vendeurs de seconde main, tandis
qu'ils peuvent l'être de la premiere, & à beaucoup meilleur
compte; à multiplier enfin les frais de transport. Ceux qui
proposent ce remede, ne voient donc pas que par-là toute
circulation est arrêtée & suspendue; & cette circulation, c'est
celle des Livres, c'est l'instruction publique.


Chapter 1 Page 83



(78)

Librairie de toutes les Villes du Royaume sans exception.
Nous en montrerions en nombre, toutes récentes, & la plu-
part de Libraires qui jouissoient depuis vingt & trente ans de
la réputation de Négociants aisés & laborieux. La crainte d'es-
suyer les vexations des tyrans de la Librairie, les a engagés à
employer leur fortune dans ces spéculations ruineuses qui ont
précipité leur chûte. Les Libraires de Paris n'ont pas besoin
qu'on les leur désigne, il les connoissent assez. Ils osent se
plaindre d'être intéressés dans ces faillites. Eh! qu'il seroit à
souhaiter qu'ils en fussent seuls les victimes, puisqu'ils en sont
les principaux auteurs !
      Dans l'état d'épuisement où se trouve maintenant la Li-
brairie en Province, il n'y existe gueres que trois mille Li-
braires de toute espece & de toute classe. Les deux cent
quatorze d'entr'eux qui exercent l'Imprimerie occupent environ
trois mille compagnons, dont la plupart ont femmes & en-
fants. Ce commerce emploie à-peu-près douze cents Maîtres
Relieurs de Livres, & chacun de ces derniers occupe au
moins trois à quatre Ouvriers ou Ouvrieres. En y joignant
leurs familles, ce ne sera pas exagérer de dire que tout cela forme
un total de plus de trente mille personnes qui subsistent
immédiatement du produit de ce commerce. Parcourons encore
les autres branches d'industrie que la Librairie soutient &
vivifie. Près de la moitié des papiers de nos Fabriques va se
consommer dans nos Imprimeries. La fonte des caracteres,
l'encre & une infinité d'autres choses nécessaires à l'impres-
sion, forment un objet considérable de consommation & de
main-d'œuvre. La relieure des Livres consomme beaucoup en
peaux, en cartons, en or en feuilles. (39) Que l'on réunisse
_______________________________________________

      (39) Il seroit difficille d'en faire un calcul exact; mais
on tâchera d'en approcher. On suppose que les deux cent
quatorze Imprimeurs des Provinces occupent, les uns portans
les autres, deux presses chacun: ce seroit quatre cent vingt-
huit presses. Les Ouvriers en Province sont ordinairement
plus assidus & plus actifs qu'à Paris, où la facilité du gain
entraîne le relâchement. Une presse à Lyon, à Rouen, produit
au moins un tiers d'ouvrage de plus qu'à Paris. Les quatre
cents vingt-huit presses des Provicnes devroient donc rendre
autant d'Impressions que six cent quarante-deux presses de la
Capitale. Or si deux cents cinquante


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(79)

tous ces objets; que l'on calcule, s'il est possible, combien
de bras employés, combien de citoyens ne tirant leur sub-
sistance & celle de leur famille que du commerce & de la
fabrication des Livres. Que l'on prononce enfin si l'on doit
sacrifier un aussi grand nombre d'hommes laborieux & uti-
les, à la cupidité insatiable de quelques Libraires ambitieux,
plongés dans le luxe & la mollesse de la Capitale ?
      Après avoir exposé la différence du commerce de Paris à
celui des Provinces, s'il nous étoit permis de tracer celle
qui se trouve en général entre les Libraires qui l'exercent,
nous montrerions d'une part les Libraires de Paris sans acti-
vité & sans chaleur, excepté lorsqu'il s'agit de vexer leurs con-
freres & de déclamer contr'eux: se livrant à l'indolence, &
ne quittant point leurs foyers, si ce n'est pour aller faire
des perquisitions odieuses dans les Provinces: n'allant jamais
au devant du commerce, parce qu'ils prétendent que le com-
merce doit nécessairement venir à eux: apportant dans les
affaires une hauteur et une morgue aussi révoltantes que peu
propres à se concilier les correspondances: travaillant noncha-
lemment quelques heures de la journée, & donnant le reste
aux plaisirs & aux amusements.
      D'un autre côté, nous représenterions les Libraires de
_______________________________________________

presses à Paris produisent annuellement quatre millions de
volumes; les quatre cents vingt-huit presses des Provinces
devroient en fournir six millions, deux cents soixante &
douze mille. Pour relier ce nombre de volumes, il faut
environ douze milles balles de peaux, à douze douzaine de
peaux par balle; plus de trente mille quintaux de cartons, &
environ huit cents milles livrets d'or en feuilles.
      L'on observera que si la liberté étoit rendue au commerce,
la Librairie Françoise auroit repris dans peu de temps son
ancienne supériorité. Au lieu de tirer, comme elle fait
aujourd'hui, de Geneve, de la Suisse, de l'Allemagne, de la
Hollande, & même de l'Angleterre; une partie des Livres de
sa propre consommation, elle en fourniroit elle-même à ces
contrées. Le commerce d'importation que nous faisons en
ce genre avec l'Etranger, se changeroit en exportation. Le
travail de nos presses doubleroit dans quelques années;
pareillement l'emploi & la consommation de toutes les
matieres premieres; ce qui donneroit une activité
considérable à nos Fabriques. Que l'on apprécie maintenant
combien il en résulteroit d'avantages pour l'Etat.


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(80)

Province, sur-tout ceux des grande Villes, comme Lyon &
Rouen, fouillants, cultivants toutes les branches d'industrie
qui sont à leur portée. L'un bravant les frimats & les glaces
du Nord, parcourant l'Allemagne, la Pologne, le Danne-
marck, allant chercher des débouchés jusques dans la Russie.
L'autre portant ses pas dans les diverses Provinces de l'Es-
pagne, & du Portugal. Celui-ci visitant dans les mêmes vues
les différentes contrées de l'Italie. Cet autre allant chercher
dans la Hollande & la grande Brétagne, les chefs-d'œuvres
des de Hondt, des Baskerville, & des Foulis. Tous parcourant
sans cesse les Provinces du Royaume pour y rallumer quelques
étincelles d'un commerce que, malgré leurs efforts, ils ont peine
à soutenir contre la contrainte & les vexations. Nous ferions
voir le Libraire le plus aisé, comme celui qui a le moins
de fortune, environné de sa famille qui le seconde, préve-
nant dans son Magasin l'aube du jour, & poussant quelque-
fois son travail jusques bien avant dans la nuit. Cherchant,
créant les affaires, tirant également parti du plus petit objet
de commerce, comme de l'entreprise la plus considérable.
Ne négligeant rien, recueillant tout, joignant l'économie &
la frugalité à l'amour de son état, & aux sollicitudes de sa
profession.
      La Librairie de Province, & particuliérement celle de Lyon,
auroit-elle pu se soutenir autrement jusqu'à ce jour ? Quoi-
que le commerce de cette Ville, autrefois si florissant, qui
balançoit, qui égaloit celui de la Capitale, n'en soit plus que
l'ombre, le caractere actif & laborieux de ses Libraires les a
maintenus, les a fait lutter jusqu'à ce jour contre leurs oppres-
seurs. Mais le pourront-ils encore long-temps ? Résisteront-ils
aux nouveaux traits qu'on vient d'aiguiser contr'eux ? Et s'ils
succombent, quelle sera leur ressource ? En auront-ils d'autre
que celle de quitter un commerce aussi accablant, ou d'aban-
donner une Patrie qu'ils chérissent, pour aller chercher sous
un ciel étranger la liberté & la protection ? (40)
________________________________________________

      (40) Nous avons observé ci-devant que les persécutions
des Libraires de la Capitale, obligerent nombre de Libraires des
Provinces à passer chez l'Etranger, où ils porterent une partie
du commerce na-


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(81)

      Mais une pareille crainte ne sauroit être réalisée. Ne
vivons-nous pas sous le Gouvernement le plus sages & le plus
équitable ? Les augustes Magistrats à qui la Librairie est sou-
mise, ne sont-ils pas justes, éclairés & bienfaisants ? Les
réclamations des Libraires des Provinces sont trop bien fondées
pour qu'ils n'obtiennent pas la justice qu'ils demandent.
      Parmi les avantages sans nombre, qui résulteroient du réta-
blissement de l'ordre & de la liberté dans la Librairie, il en
est que nous n'avont laissé qu'entrevoir.
      Un des plus considérables serait d'ôter à la Librairie étran-
___________________________________________________

tional. Depuis lors, les émigrations ont été continuelles. Les
Libraires François se sont répandus chez tous nos voisins; l'Espagne
sur-tout en est remplie. Deux causes principales doivent faire
appréhender aujourd'hui que ces émigrations ne deviennent pas
plus considérables; & alors la Librairie & l'Imprimerie du
Royaume seroient perdues sans ressource.
      La premiere de ces causes, est l'état d'asservissement,
d'inaction & de misere, où l'ambition destructive des Libraires de
Paris, a réduit l'Imprimerie & la Librairie dans les Provinces. La
seconde est dans les avantages que plusieurs Gouvernements
offrent aujourd'hui pour ce commerce. La Hollande accorde une
liberté très-propre à attirer les étrangers. S. A. A. le Prince de
Hesse vient d'offrir les Privileges les plus étendus, aux Imprimeurs
& Libraires, de quelque pays & communions qu'ils soient, qui
voudront s'établir dans la Principauté de Hanau. Des Imprimeurs
François formerent, il y a quelques années, le projet de faire un
établissement à Jersey; la liberté Angloise leur offroit les plus
grands avantages. Heureusement cette entrerpise n'eut pas lieu;
si elle se fût pas effectuée, elle auroit porté un dommage considé-
rable à l'Imprimerie de France, particuliérement de nos Provinces
maritimes, par la facilité que ces Imprimeurs auroient eue pour
y faire passer leurs productions.
      L'art de l'Imprimerie étant peu répandu en Espagne, laisse
dans ce Royaume, une petite voie ouverte au commerce de nos
Livres. Si des Imprimeurs François alloient maintenant s'y établir,
accueillis & favorisés par un Gouvernement qui protege les talents,
ils auroient bientôt intercepté le peu de commerce que nous y
faisons. Heureux encore si leurs éditions ne venoient pas bientôt
inonder nos Provinces, comme font depuis long-temps celles
d'Avignon, de Suisse, de Hollande, &c.
      Les Libraires François qui se déterminent à s'expatrier,
sont pour l'ordinaire des hommes actifs & industrieux; les lumieres
& les connoissances qu'ils ont sur la Librairie nationale, leur
donnent des moyens de s'emparer de notre commerce, que les
Libraires étrangers ne pourroient avoir.


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(82)

gere, la supériorité qu'elle s'est acquise sur nous, dans le com-
merce même des Livres françois. A la faveur des entraves qui
tiennent notre Librairie enchaînée, ce commerce prend dans
tous les Etats voisins un accroissement rapide, & relatif
à la diminution qu'il éprouve dans le Royaume. Non-seule-
ment ce sont les Imprimeries étrangeres qui fournissent de Li-
vres françois tous les Peuples de l'Europe, chez lesquels notre
langue a pénétré; mais une grande partie des Livres qui cir-
culent parmi nos Gens de Lettres, ont été imprimés hors de
France; & dans l'état où sont les choses, il seroit impossi-
ble de l'empêcher.
      Sous le regne des Privileges, la disparité des prix est trop
grande pour que le Public ne donne par la préférence aux
éditions de Hollande, d'Allemagne, de Liege, d'Avignon,
de Geneve & de Suisse. L'Angleterre, qui autrefois n'en-
treprenoit presque rien en ce genre, essaie aujourd'hui d'en-
trer en concurrence, & nous envoie beaucoup de Livres.
La Librairie Suisse dont toutes les productions sont en Livres
François, s'éleve à vue d'œil, & si rapidement, que les pro-
grès suffisent pour montrer au doigt l'absurdité & les effets
destructeurs du systême de nos adversaires, puisque c'est par
les moyens mêmes qui nous sont prohibés, qu'elle s'accroît
& s'aggrandit; puisque c'est en s'emparant de la fabrication
& du commerce qui nous sont interdits par les droits exclu-
sifs, qu'elle étend tous les jours sur nos débris, sa correspon-
dance dans toute l'Europe, & qu'elle a élevé depuis peu d'an-
nées un si grand nombre d'Imprimeries. Bouillon, Turin, Genes,
Venise, Rome, toute l'Italie, participent plus ou moins à
l'envahissement de notre commerce.
      Rendez à nos Presses la liberté que leur accordent les an-
ciennes Loix; laissez aux Libraires toute leur industrie & leur
activité; & bientôt vous verrez tomber ces Etablissements Typo-
graphiques, élevés sur nos ruines; vous verrez enfin notre Librai-
rie reprendre toute sa vigueur, & étendre au loin ses branches
& ses racines, dans les mêmes pays où elle dominoit autrefois.
      Dans tout commerce, c'est la modicité du prix & la qualité
de la marchandise qui obtiennent la préférence. Or nos Pro-
vinces peuvent dans ce genre, frabriquer mieux & à aussi bas


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(83)

prix qu'aucun de nos Voisins. Malgré les malheurs qui depuis
si long-temps accablent la Librairie nationale, & qui ont si con-
sidérablement contribué à la dégénération de la main-d'œu-
vre, le goût & les talents ne se sont point anéantis dans nos
Provinces. Il y existe encore nombre d'Imprimeurs habiles,
exacts & intelligents, dont les productions font honneur à la
Typographie du siecle, (41) & lorsque la concurrence exci-
tera l'émulation, combien ne s'en élevera-t-il pas d'autres ?
      Il est donc évident qu'alors toutes ces éditions de Livres
françois dont les Libraires étrangers font un si grand trafic,
ne pourront plus avoir lieu, & qu'elles reflueront dans leurs
Magasins. Les productions de nos Presses, étant à plus bas
prix, plus correctes & mieux exécutées, empêcheront non-seu-
lement que celles-ci pénétrent en France, mais encore elles
se répandront dans leurs propres contrées. Cette concurrence
dans la consommation sera un obstacle invincible à leur fa-
brication, & bientôt on les verra rendre à notre Librairie
un commerce qui lui appartient. Il seroit superflu d'étendre plus
loin nos observations sur cet objet: tout Lecteur attentif sen-
tira la suite de conséquences favorables qui dérivent d'un prin-
cipe aussi clair & aussi certain.
      Les bonnes regles auront encore un autre avantage qui sera
commun à la Librairie des Provinces & à celle de la Capi-
tale, mais qui intéressera encore plus particuliérement celle-ci.
      Nous avons dit ci-devant, en parlant de la Librairie de Pa-
ris, que le plus grand nombre des Libraires qui la composent,
n'avoient qu'un commerce borné & précaire, à défaut de pou-
voir être suffisamment assortis, soit pour le commerce en détail,
soit pour la correspondance avec les Libraires des Provinces.
Dès qu'on aura assuré la liberté de réimprimer concurrem-
ment les anciens Livres & ceux dont les premiers Privileges
__________________________________________________

      (41) Les presses des Lallemant à Rouen, des Couret de
Villeneuve à Orléans, des de la Roche à Lyon, & un grand nombre
d'autres, produisent journellement les éditions les plus belles &
les plus exactes. Il se trouve même dans plusieurs petites Villes,
où il y a moins de ressources & de facilité que dans les grandes,
des Imprimeurs peu connus qui ont donné des chefs-d'œuvres
en ce genre.


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(84)

seront expirés, il sera aisé au plus foible Libraire de la Ca-
pitale, de s'assortir plus ou moins. Avec la moindre nou-
veauté qu'il aura imprimée, il pourra faire des échanges, soit
avec ses confreres de Paris, soit avec les Libraires des Pro-
vinces. Avec ses confreres de Paris; parce que la conccurence
les rendra plus faciles dans le commerce. Avec les Libraires
de Province; parce que les Ouvrages nouveaux étant pour
l'ordinaire d'un débit plus prompt, le Libraire de Province
donnera volontiers en retour, les meilleurs Livres de son
impression. (42)
________________________________________________

      (42) Nous devons réfuter ici les plaintes des Libraires de
Paris, concernant les échanges avec la Province; en ce qu'ils
disent y avoir été lézés, n'avoir vendu que difficilement les
Livres pris en retour, & avoir été obligés pour s'en défaire de
les donner à vils prix. C'est qui a pu arriver; mais examinons-en
la cause.
      Tout Négociant qui traite un genre qu’il ne connoît pas,
s'expose imprudemment. Le commerce d'échange en Librairie
exige des lumieres & de la retenue. Le Libraire qui traite cette
partie avec connoissance, ne se charge jamais qu'en petit
nombre, des Livres qu'il ne connoît pas. S'ils ont cours, il
revient à une seconde opération. Quant à ceux qu'il connoît,
il doit même avoir la précaution de ne s'en charger que
proportionnellement à la nature de son commerce, à son débit,
à la quantité de ses correspondants; enfin il ne doit prendre
que les articles qu'il prévoit pouvoir placer sûrement. Les
Libraires de Province qui font tous les jours cette sorte de
négoce, n'agissent pas différemment. Celui qui s'est écarté
de cette regle, ne doit s'en prendre qu'à son ignorance, s'il a
éprouvé des dommages. Si tel Libraire qui auroit pu vendre
cent exemplaires d'un Livre, s'en est imprudemment chargé
de mille, il n'est pas étonnant qu'ils restent invendus dans
son magasin.
      Nous remarquerons à cet égard que les Libraires de
Paris sont moins négociants que ceux des Provinces. Cela
n'est pas surprenant; la gestion de leur commerce est si aisée,
graces à leurs jouissances exclusives qu'elle demande peu
de talents mercantils. La Librairie de Province, beaucoup
plus difficile, exige bien plus d'attention, & contribue ainsi
à former des Libraires plus instruits. Nous ne prétendons
pas ici taxer ceux de Paris, d'ignorance ou d'incapacité; nous
reconnoissons qu'il en est parmi eux, & en grand nombre, de
très éclairés, & nous leur rendons justice. Quelques-uns de
ceux qui le sont moins, pourront se blesser de cette remarque,
par le préjugé méprisant qu'ils ont adopté contre les
Provinces, où ils croient qu'on ne peut trouver ni talents, ni
lumieres. Comme ce sont ces derniers qui se plaignent d'avoir
eu des désavantages dans leurs échanges avec la Province,
cela même auroit dû les dé-


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(85)

      Par ce moyen, le Libraire de Paris qui avec un Livre
nouveau, se sera procuré de part ou d'autre, en assortiment,
quarante ou cinquante bons Ouvrages, en trouvera la consom-
mation bien plus promptement qu'il n'auroit vendu l'édition
entiere d'un Livre unique, puisqu'il peut vendre ces différents
Ouvrages à des gens qui n'auroient pas acheté ce Livre.
Alors au lieu d'une édition qu'il ne auroit débitée avec peine,
il en fera infailliblement plusieurs; car on peut assurer qu'en
facilitant la circulation par la voie des échanges, il peut se
débiter à Paris au moins une édition de tout Livre nouveau,
même médiocrement bon, & une autre en Province ou dans
l'Etranger.
      Les Libraires en gros des Provinces y trouveront pareille-
ment un avantage: en augmentant aussi leur assortiment, ils aug-
menteront de même leur consommation, & par la facilité de
se procurer des nouveautés en échange, ils ranimeront le dé-
bit & la circulation des Livres dans toute leur correspondance.
      Nous ne prétendons pas faire illusion, en exposant ces avan-
tages. Nous nous sommes imposés la loi de ne dire que le
vrai. Et si dans le cours de ce Mémoire il nous étoit échappé
quelques erreurs, nous osons attester qu'elle ont été involon-
taires; & que nous n'avons rien avancé dont nous n'ayons
été intimement persuadés par l'expérience & le bon sens.
      L'union que l'égalité & la liberté établiront entre les Li-
braires de la Capitale & ceux des Provinces, produira donc
l'augmentation du commerce & la consommation des Livres
sortis des Presses Françoises. Des liaisons d'intérêt mutuel,
l'impossibilité de se vexer réciproquement, les rapprocheront les
uns & les autres ; les divisions, les haines locales s'évanoui-
ront; la sûreté, l'ordre & la tranquilité prendront leur
place. Les contrefactions proprement dites, tomberont d'elles-
êmes, ou voueront les fabricateurs à l'indignation des gens
de bien. Le Libraire de Province lié avec celui de la Capi-
_______________________________________________

tromper. D'ailleurs il est assez souvent arrivé aux Libraires
de Province d'être victimes à leur tour, soit dans les échanges,
soit dans les autres marchés qu'ils ont fait avec ces Messieurs
de Paris. Mais ce sont-là des événements particuliers du
commerce, qui ne peuvent influer sur le fond.


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(86)

tale par une correspondance utile, s'opposera avec vigueur au
débit de celles qui viendroient à sa connoissance. La Librairie
dirigée par le bien commun, n'ayant plus qu'un même prin-
cipe, qu'un même but, ne formeroit bientôt qu'une seule
Communauté, qu'une même famille, toujours prête à se
réunir contre l'individu injuste ou malhonnête qui voudroit
en troubler la concorde.

      La matiere que nous avons traitée est si abondante, que
si nous eussions voulu tout dire, nous aurions fait un volume.
Nous nous sommes bornés aux principaux traits. Le Lecteur
éclairé suppléera une partie des observations & conséquences
que nous n’avons pas indiquées.
      Les Libraires de Paris ont voulu s'autoriser dans leurs
vexations, des loix que la sagesse du Gouvernement a données
à la Librairie. Mais nous avons démontré avec l'évidence
la plus complette, que les véritables loix sont formellement
opposées aux déprédations des Libraires de la Capitale.
      Le systême de propriété que les Libraires de Paris ont
voulu établir, demandoit une discussion particuliere & appro-
fondie. Ces Libraires, afin de surprendre & les Magistrats &
le Public, l'ont présentée sous des traits captieux, & de la
façon la plus insidieuse & la plus illusoire. Ils ont sur-tout
tendu aux Gens de Lettres, un piege bien séduisant, afin de
les engager dans leur querelle, en attribuant à cette propriété
un je ne sais quel droit naturel exclusif & perpétuel, de faire
faire et de vendre les copies de leurs Ouvrages; en faisant
dériver ce prétendu droit, de la propriété que l'Auteur, &
tout homme qui crée ou qui invente, ont sur leurs productions.
Mais ceux mêmes qui ont imaginé ce singulier systême, n'en
ont eu qu'une idée confuse, & s'ils ont osé avancer qu'un
homme peut solitairement par les efforts de son esprit, se
fabriquer des droits exclusifs, contre la jouissance de la société
entiere, ils l'ont dit, sans le comprendre, ni le concevoir.
Nous avons déchiré le voile ténébreux dont ils avoient enve-
loppé ce point de droit commun; & les Gens de Lettres sont
trop équitables & trop éclairés pour ne pas rejetter avec in-
dignation les prétentions injustes auxquelles on a voulu les faire


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participer. Nous avons d'ailleurs démontré impérativement que
ces prétentions, bien loin de leur être favorables, tendent
évidemment à la dégradation de la Littérature en général, &
nuisent à l'intérêt des Auteurs en particulier.
      Les atteintes que les abus ont porté au droit commun, au
bien public, & sur-tout au commerce important de la Li-
brairie du Royaume, sont trop frappantes pour pouvoir être
palliées par les subterfuges pitoyables que les Libraires de Paris
ont employés; il étoit si facile de les détruire, que la simple
exposition des faits a été suffisante.
      Nous avons montré la Librairie des Provinces, & princi-
palement celle de Lyon, dans l'état le plus florissant, pendant
que les bonnes Loix sur les Privileges furent en vigueur; en-
suite dégradée rapidement & envahie par les Etrangers, à la
faveur des chaînes & des entraves fabriquées par les Libraires
de Paris. (43)
      Des détails vrais & sincères sur l'état actuel de ce commerce
dans la Capitale & dans les Provinces, sur les abus qui s'y sont
introduits, sur le bien & les avantages que le rétablissement
de l'ordre & l'exécution des loix primitives y feroient re-
naître, ont achevé de porter l'évidence sur le vice des pré-
tentions élevées par les Libraires de Paris.
      Ils en ont été eux-mêmes si persuadés, qu'ils ont toujours
faits leurs efforts pour éloigner la publicité de ces discussions,
pour y substituer les intrigues, les cabales, les surprises, les
manœuvres sourdes & souterraines. Obsédant sans cesse les ad-
ministrateurs du pouvoir & de la justice, ils ont formé une
______________________________________________

      (43) Lorsque les Libraires de Paris, au mépris des Loix,
se firent accorder dans le siecle passé, des droits exclusifs sur
les Auteurs des beaux temps d'Athenes & de Rome, sur les
Peres de l'Eglise & sur tous les anciens Auteurs, on sait que
la ville de Lyon faisoit alors en ce genre un commerce
immense avec l'Espagne, l'Italie & l'Allemagne; ce commerce
fut anéanti sur le champ par ces usurpations, & les Libraires
de Paris qui s'étoient emparés en France, du droit exclusif de
l'exercer, le laisserent passer de Lyon à Venise. Leurs éditions
étant à trop haut prix pour soutenir la concurrence, ils
ruinerent la Librairie de Lyon & des Provinces par des droits
injustement acquis, sans savoir en profiter pour eux-mêmes.


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barriere souvent impénétrable aux réclamations des Libraires
de Province. Les plaintes de ces derniers n'ont percé qu'avec
peine, & souvent sont restées ensevelies dans les nuages dont
on avoit entouré le sanctuaire de la Loi. Leurs cris se sont
perdus dans l'éloignement, & leurs représentations ont été
oubliées ou détournées. (44)
      Mais le moment de la justice est venu. Un nouveau jour
nous éclaire. Les Rayons vivifiants d'un soleil serein, portent
dans toutes les parties de l'administration, la lumiere de l'é-
quité & la chaleur de la bienfaisance. Il étoit réservé au Mo-
narque le plus sage de l'Europe, & aux Magistrats les plus
integres & les plus éclairés dont la France puisse se glorifier,
d'être les restaurateurs de la Librairie Françoise, accablée,
avilie, anéantie presque sous le poids de l'oppression la plus
révoltante & la plus obstinée.
      Les Libraires des Provinces n'ont contre leurs adversaires,
________________________________________________

      (44) Après les perquisitions scandaleuses que la Dame
veuve Desaint exerça à Lyon dans le mois de Novembre 1773,
les Libraires qui en furent l'objet porterent leurs plaintes au
Conseil d'Etat du Roi. Les Communautés des Libraires &
Imprimeurs de Lyon, de Rouen, de Toulouse, de Marseille &
de Nimes, présenterent à cette occasion des Requêtes pour la
suppression des continuations de Privilege surprises contre
le vœu des Réglements de la Librairie. Les Libraires de Paris
ont eu l'art d'empêcher que ces Requêtes n'aient été répondues,
& de faire renvoyer pardevant la Commission de M. le
Lieutenant-Général de Police, la plainte particuliere des
Libraires vexés, parce qu'ils ont bien senti que cette
Commission ne pouvoit pas prononcer la nullité des Privileges
dont la veuve Desaint excipoit, quoique viciés & subreptices.
      Nous avons dit ci-devant, (page 22) qu'un de ces
Libraires se rendit à Paris, au mois de Novembre 1775, pour
défendre aux poursuites de la Dame Desaint. Dès que les
Libraires de Paris en furent instruits, ils accoururent chez
M. le Lieutenant-Général de Police, pour le solliciter
d'interdire à ce Libraire la publication d'aucun Mémoire;
mais ce Magistrat ne voulut point se rendre à une demande
aussi injuste. L'on peut inférer delà, 1°. Que les Libraires
de Paris reconnoissent intérieurement l'injustice de leurs
prétentions, puisqu'ils en appréhendent si fort l'examen &
la publicité. 2° Qu'ils ne craignent pas d'employer les
moyens les plus illicites & les plus indécents; rien n'étant
plus odieux que de vouloir surprendre l'autorité, pour
ôter à des clients, les voies légales d'une défense juste,
permise & autorisée dans tous les Tribunaux.


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d'autre appui que la justice, d'autres protecteurs que la vérité. Le
sentiment intérieur de l'équité de leurs réclamations, soutient
leurs espérances. Ce n'est pas seulement aux pieds des augustes
Dispensateurs de la Justice qu'ils déposeront leurs moyens; ils
les soumettront encore au jugement du Public, à celui des Gens
de Lettres qui y sont intéressés; ils les mettront sous les
yeux mêmes des Libraires de la Capitale. Qu'ils y répondent,
qu'ils les réfutent s'ils le peuvent. Menacés dans leur existence
civile, dans leur honneur, dans leur fortune présente & à
venir, les Libraires des Provinces doivent chercher une justi-
fication publique & éclatante.
      Ils savent que le Magistrat éclairé à qui appartient l'admi-
nistration de la Librairie, fait travailler à la rédaction des vrais
Réglements qui conviennent à ce commerce. Mais une
opération de cette nature, qui exige d'autant plus d'attention que
les abus & le désordre se sont enracinés & multipliés à l'infini
par leur propre durée, demande un temps considérable avant de
pouvoir être portée à sa perfection. Les Libraires de Paris
continuent cependant leurs déprédations, & ne cessent d'exercer
dans les Provinces, les incursions les plus outrageantes & les
plus destructives. Il semble même qu'en appercevant la main
qui va poser des bornes à leurs vexations, ils aient ranimé
leur fureur, & se soient occupés avec plus d'activité à anéantir
la Librairie de Province, afin de prévenir la sagesse des nou-
velles Loix qui douvent la mettre à l'abri de leurs atteintes.
Tels sont en effet les vues & l'objet des derniers ordres qu'ils
surprirent à la religion de M. le Duc de la Vrilliere, au mois
de Mars 1775, & qu'ils mirent à exécution à la fin d'Octobre
suivant, dans les Villes de Lyon & de Clermont.

      Nous avons prouvé invinciblement dans le cours de ce
Mémoire, par une suite de faits constants & par une dis-
cussion des principes les plus certains, que les continuations
des Privileges de Librairie sont des Titres subreptices qui ne
peuvent soutenir les regards des Magistrats éclairés, & que
ces continuations doivent être rejettées comme injustes, illé-
gales, attentatoires au droit commun, au bien public & à la
liberté du commerce, servant de prétexte & de palliatif aux
vexations & au monopole.


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      C'est cependant en vertu de pareils titres que la Dame
veuve Desaint & le sieur Cellot ont exercé en 1773, contre
les Libraires de Lyon, les persécutions que nous avons dé-
taillées. C'est à l'appui de ces titres, qu'ils ont surpris au Mi-
nistere l'ordre effrayant du 15 Mars 1775. Enfin c'est sur le
fondement de ces mêmes titres qu'ils ont intenté à ces Li-
braires, un procès pardevant la Commission, procès aussi irré-
gulier dans le fond que dans la forme.
      Tous les Libraires des Provinces (45) sont donc attaqués
dans ces injustes prétentions, puisqu'ils ont tous un droit égal
à maintenir les véritables Loix de la Librairie; puisque leurs
prérogatives naturelles sont protégées & défendues par ces
Loix; puisque si on leur ravissoit cet appui, il ne leur reste-
roit d'autre ressource que d'abandonner un état avili, dans le-
quel ils ne trouveroient plus qu'esclavage, impuissance & persé-
cutions: c'est pourquoi nous croyons devoir nous adresser
aux Jurisconsultes les plus éclairés, pour nous assurer de la
justice des moyens que nous avons exposés, & pour nous
mettre ainsi par leurs sages conseils à porter de faire parvenir
sans crainte nos justes représentations aux pieds du premier
Magistrat du Royaume.

      P.S.Nous apprenons que le Défenseur de la dame Desaint a fait un crime
aux Libraires de Lyon qui sont en instance contr'elle, d'avoir combattu le Rè-
glement de 1723: il les accuse de manquer de respect à l'illustre Magistrat sous
lequel ce Règlement fut promulgué, comme si l'on ignoroit que cet illustre Ma-
gistrat n'eut aucune part à ce Règlement; qu'il fut uniquement rédigé par deux
Libraires de Paris sous les yeux de la Chambre Syndicale; que d'ailleurs, le
Chancelier d'Aguesseau ne le laissa passer que pour la Capitale. S'il étoit permis
de compulser certaines archives, on trouveroit peut-être encore des traces exis-
tantes du complot & des motifs qui en déterminerent les expressions & la forme,
& qui pour consommer la ruine projettée depuis si long-temps, porterent à
surprendre l'Arrêt du Conseil du 24 Mars 1744 pour en ordonner l'exécution
dans tout le Royaume, quoique ce Règlement soit absolument étranger aux
Provinces dans la plupart de ses dispositions.
      Pour mieux se convaincre que ce Code informe ne passa jamais sous les yeux
_____________________________________________________________

      (45) Quoique nous ne considérions ici que nos Confreres des Provinces,
nous devons à l'équité de dire que la plupart des Libraires, même de Paris, sont
également lésés par l'injustice des droits exclusifs contraires aux Réglements.


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de M. D'Aguesseau, qu'on le compare aux Ouvrages savants & judicieux que
ce grand Homme a laissés à la Jurisprudence Françoise, l'on découvrira dans
ceux-ci la pénétration & les grandes vues d'une ame forte, juste & éclairée,
& on trouvera le Règlement de 1723 rempli d'inepties, de futilités, d'incon-
séquences, d'injustices mêmes dont ce Magistrat étoit incapable. Entièrement
appliqué à l'important dessein de rétablir, de réformer la Jurisprudence du
Royaume, pouvoit-il s'occuper des détails minutieux de la jurisdiction inté-
rieure d'une Communauté mercantile, qui sont presque l'objet unique de ce
Règlement puéril.
      Cette ruse des Libraires de paris ne sauroit faire impression. Qu'ils s'efforcent
plutôt de démontrer que ls dispositions du Règlement de 1723 ne sont ni
injustes, ni déraisonnables, ni destructives. Mais nous nous proposons des ob-
servations générales sur ces Règlements, que nous soumettrons au digne & bien-
faisant Magistrat à qui l'administration de la Librairie est confiée. Il est temps
de solliciter des remedes aux désordres & aux abus qu'il a fait naître, si l'on
veut conserver la Librairie nationale.
      Pressés de produire nos réflexions, nous n'avons pas eu le temps d'apporter
à la rédaction de ce Mémoire tous les soins que la cause mérite: il nous est
même échappé plusieurs incorrections, qu'il sera facile de rectifier, telles que
celle-ci, page 15, où l'on a mis Déclaration du Conseil pour Déclaration
du Roi
, &c &c.

      Le Conseil soussigné, qui a lu le mémoire ci-joint, les
Lettres-Patentes de 1618, les Statuts de 1620, l'Arrêt de
Règlement de 1657, l'Arrêt du Conseil d'Etat de 1665, le
Règlement pour la Librairie de 1723, et les autres Pieces
rapportées dans ce Mémoire, est d'avis:
      I°. Que suivant le Droit naturel & commun, il ne peut
résulter de la production d'un Ouvrage littéraire, aucune pro-
priété exclusive qui autorise l'Auteur ou le Libraire, à fabriquer
et à vendre seul exclusivement et éternellement, les copies de
ce Livre, lorsqu'il a été une fois rendu public.
      2°. Que suivant le Droit positif, le Souverain peut, lors-
qu'il le juge utile au bien de l'Etat, & à l'intérêt public, ac-
corder à des Particuliers pour le temps qu'il croit néces-
saire, la faculté exclusive de fabriquer & de vendre un objet
de commerce quelconque; mais qu'elle ne peut être continuée
au-dela des bornes que la sagesse y a fixées, sans de nouvelles
considérations, telles que celle d'une nouvelle Edition, revue,
corrigée et augmentée, à la forme du Règlement de 1620,
& de l'Arrêt du Conseil du 27 Février 1665. Le Règlement


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de 1723 tout imparfait qu'il est, ne détruit point en ceci les
anciens Règlements. Il défend à la vérité de contrefaire les
Ouvrages pour lesquels on aura obtenu des continuations de
Privilege; mais il suppose ces continuations demandées &
obtenues dans le temps, & avec les conditions prescrites,
c'est-à-dire, pour des Ouvrages considérablement augmentés.
Les Libraires de Paris étoient tellement persuadés que les dis-
positions de l'article 109 du Code de la Librairie de 1723 se
rapportoient aux précédentes Loix, que dans l'explication qu'ils
ont données de ce même Code, ils n'ont pas manqué de
citer sur chaque article, les anciens Règlements qui pouvoient
servir à l'expliquer; ils ont notamment rapporté ceux qui dé-
fendent de demander des continuations, à moins que ce ne
soit pour des Ouvrages augmentés au moins d'un tiers. La
cupidité seule peut donc leur faire voir aujourd'hui les choses
différemment qu'ils ne les voyoient en 1723. S'ils ont trouvé
le secret d'en imposer à quelques Libraires de Province par
la conduite qu'ils tiennent envers eux depuis un certain temps,
cette conduite contre laquelle on reclame aujourd'hui avec
tant de fondement, ne sauroit les autoriser à soutenir un
usage abusif & spécialement réprouvé par la Loi.
      Dans ces circonstances, comme il y a des contestations à
décider entre quelques Libraires de Lyon & ceux de Paris,
ayant trait à la réclamation qui fait l'objet de ce Mémoire,
nous pensons qu'il faut attendre la décision du Magistrat,
Commissaire député du Conseil, parce qu'il y a tout lieu de
croire qu'elle sera conforme aux Règlements que les Libraires
de Province réclament au sujet des continuations de Privilege,
& que dès-lors l'équivoque introduite par les Libraires de Paris
étant levée, il n'y aura plus de difficulté à cet égard.
      Si la décision de ce Magistrat se trouvoit au contraire favo-
rable à la prétention des Libraires de la Capitale, ce que
nous ne saurions présumer, les Libraires de Province seront,
ainsi que nous le pensons, bien fondés à réclamer la protec-
tion du Chef de la Librairie, pour faire revivre les anciens
Règlements, dont l'exécution est aussi intéressante pour l'Etat
que pour la Librairie même.
            Délibéré à Lyon le 15 Octobre 1776.
                                    GAULTIER, Avocat.


Transcription by: Frédéric Rideau

    

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